LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Pavel Melnikov-Petcherski

(Мельников-Печерский Павел Иванович)

1818 — 1883

 

 

 

 

LES RÉCITS DE MA GRAND’MÈRE

(Бабушкины россказни)

 

 

 

1858

 

 

 

 

 


Traduction d’A. Poggio et d’A. Savine parue dans l’Humanité nouvelle, année 2, t. 2, vol. 3, 1898.

 

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

I. SERGUEI MIKHAÏLOVITCH

II. NASTENKA BOROVKOVA

 


 

 

Ma grand’mère Praskovia Petrovna Petcherskaïa mourut à plus de cent ans.

Sur ses vieux jours, la bonne vieille souilla son âme d’un gros péché ; elle se rajeunissait. Elle prétendait toujours n’être qu’à la fin de sa quatre-vingtième année. Elle vécut ainsi vingt-cinq ans.

En réalité, ma grand’mère Praskovia Petrovna Petcherskaïa était ma bisaïeule. Mais nous l’appelions grand’mère, parce cela faisait plaisir à la chère vieille.

On lui demandait parfois :

— En quelle année êtes-vous née, grand’mère ?

— L’année ? Ah ! voilà ! c’est que je ne me rappelle pas l’année ! Du reste, tu n’as qu’à faire le compte. Ma mère me mit au monde, le jour même qu’on brûla un prêtre à la Okhta[1]. Il avait été amené à Pétersbourg par le prince Doundouk qui, de ce temps, n’avait pas encore embrassé le christianisme, et ce prêtre était, à ce qu’il paraît, chef de leur religion. Il correspondait à nos évêques, et les kalmouks l’appelaient Tchourlama. Il mourut à Pétersbourg. Or, d’après le rite kalmouk, les restes d’un prêtre doivent être brûlés. On le brûla donc. Tout Pétersbourg se rendit alors à la Okhta. Tout le monde était heureux de voir brûler ce prêtre. Mon père et ma mère y allèrent aussi et ma mère fut si fortement bousculée dans la foule, que, rentrée chez elle, elle accoucha de moi[2]. C’est ainsi, Andriouchka.... Savais-tu, mon ami, que j’étais un avorton ?

— Grand’mère, mais cela s’est passé il y a plus de cent ans.

— Cent ans ! Cesse donc ! se fâchait la grand’mère. Tu es encore trop jeune pour te moquer de moi ! Cent ans, que radotes-tu ! Soixante-dix-sept ou soixante-dix-huit ans, cela se peut. Mais toi, tu exagères sans mesure. Cent ans ! Cela n’a pas le sens commun !

Ma grand’mère boudait quelquefois, mais cela ne durait pas longtemps.

La bonne vieille avait un excellent cœur, et m’affectionnait beaucoup. J’étais, dès mon enfance, son enfant gâté ; aussi, on m’avait surnommé le petit-fils de la grand’mère, et cela lui plaisait infiniment.

Avec l’âge, elle fut atteinte de surdité, et sa vue s’affaiblit : mais elle avait conservé une rare mémoire.

Comme il arrive souvent aux personnes d’un âge avancé, elle ne se souvenait que du temps de sa jeunesse.

Lorsqu’elle se mettait à raconter l’époque du règne d’Élisabeth ou de celui de Catherine, sa mémoire lui fournissait les moindres détails ; mais, en revanche, elle ne se rappelait pas l’invasion française quoiqu’elle n’eût quitté Moscou que cinq heures avant l’entrée de Napoléon, et qu’elle eût passé toute une nuit à se signer et à pleurer amèrement, en contemplant des environs de Moscou, la sinistre rougeur du ciel, reflet du glorieux incendie.

— Comment avez-vous pu oublier, grand’mère, que Napoléon vint à Moscou ? lui demandai-je.

— Non, mon cher Andriouchka ; je ne m’en souviens pas... je ne m’en souviens pas, mon bon.... J’ai longtemps habité Moscou, mais je ne me rappelle pas avoir connu quelqu’un de ce nom... Qui était-ce donc ? D’après son nom, ce devait être un étranger.

— C’était un Français, grand’mère.

— Un Français ! Non, mon cœur, je ne l’ai pas connu... Du reste, il y avait de mon temps tant de Français à Moscou ! Que faisait-il ? Était-il maître de danse ou précepteur ?

— Il était empereur, grand’mère.

— Empereur ?... comment cela, empereur ? De qui ?

— Empereur des Français, grand’mère.

— Cesse de plaisanter, tu commets un gros péché en te moquant de ta vieille grand’mère. Le bon Dieu ne t’accordera pas de bonheur. Voyez un peu ce qu’il imagine... Il a découvert un empereur des Français, et dire que tu fais des études !... Ce n’est pas bien... Il n’y a, mon cœur, que deux empereurs : le nôtre et celui de Rome. Le sultan turc est aussi considéré comme un empereur, mais pas tout à fait du même rang... Il n’a pas la même importance, car il ne professe pas la religion chrétienne. Les Français, mon cœur, ont un roi : le roi de France et de Navarre... comment s’appelle-t-il, celui d’aujourd’hui ? Louis XVI règne-t-il toujours, ou bien est-ce le Dauphin qui est monté sur le trône ?

— Que dites-vous, grand’mère ? Il y a près de cinquante ans qu’on a tué Louis XVI.

— Je le plains, je le plains sincèrement. C’était un excellent roi. Il était toujours bien disposé pour nous. Mon cousin, le prince Sviblof, était l’attaché de notre résident de Paris, et disait beaucoup de bien de Louis XVI. « Il ne parle jamais de notre impératrice, disait mon cousin, que dans les termes du plus profond respect et de la plus haute estime. » C’est pourquoi je le regrette... Mais il était d’un caractère si pacifique, contre qui a-t-il donc guerroyé ? Je suppose que c’est contre le roi d’Espagne.

— Grand’mère, il n’a guerroyé contre personne.

— On l’a tué, as-tu dit ?

— Tué, oui, mais pas à la guerre, sur un échafaud.

— Écoute, André. Ne serais-tu pas martiniste[3] ? Ce n’est pas bien, mon ami, ce n’est pas bien. Ne serais-tu pas lié avec Lopoukhine ? Prends garde, mon cœur, ne cause pas de chagrin à ta grand’mère. Dieu seul sait ce qui peut arriver ! Il ne faut pas grand’chose pour tomber sous la griffe de Chechkovsky[4] et chez lui, mon pigeonneau, c’est fort heureux si l’on se contente de vous fouetter de verges. Ceci n’est rien. Un pansement, et c’est oublié. Mais parfois... c’est bien pis. Non, André, ne te compromets pas, n’afflige pas ta grand’mère... parle toujours des souverains étrangers avec respect... Vraiment, tu ne fais que dire des choses invraisemblables, comme si le roi de France avait péri sur un échafaud, et comme si l’empereur des Français a été à Moscou... C’est honteux, mon cœur, tout à fait honteux. Tiens, Andriouchka, je viens de me rappeler... tu as tout embrouillé, mon chéri... En effet, un empereur est venu à Moscou, mais ce n’était pas l’empereur des Français, mais celui de Rome ; on l’appelait Joseph... je l’ai vu, mon ami, je l’ai vu... au bal du commandant en chef, à Neskouchnoié, chez le comte Alexis Grigoriévitch Orlof, à Kouskovo, à la fête donnée par Chtchérémétef... je le vois comme s’il était là, devant moi... des traits si fins, si délicats... Il gardait l’incognito le plus strict et ne s’arrêtait que dans les hôtelleries et les auberges. Lorsqu’il vint à Tzarskoe-Selo, chez notre impératrice, il occupait la maison de bains. L’impératrice avait fait poser à cette maison une enseigne d’hôtellerie : il se laissa prendre à cette apparence, et tout le temps de son séjour, il habita cette maison de bains, mais aussi il conserva son incognito... Il s’appelait le comte de Falkenstein, et toi, tu lui as donné un nom qui n’a pas de sens commun... Napoléon ! qu’est-ce que c’est que Napoléon ? Même les catholiques n’ont pas de saint de ce nom, et notre église orthodoxe encore moins... une sorte de surnom pour les chiens... c’est mal, mon ami ! Sois plus sage, mon bijou, et ne prononce pas de semblables paroles... surtout en présence d’étrangers, ils te blâmeraient... Ce n’est pas bien... non, mon ami...

Bien des épreuves ont marqué la vie de ma grand’mère. Jusqu’à son mariage, elle habitait Pétersbourg, et elle ne se maria pas bien vieille, à quatorze ans.

Elle avait vécu à la cour des impératrices Élisabeth et Catherine II. Elle avait demeuré à Moscou pendant l’année de la peste ; à Kazan, avant l’émeute de Pougatchef ; à Nijni, à Arkhangel, à Iaroslav, à Kief, et de nouveau, tantôt à Moscou, tantôt à Pétersbourg.

Elle avait vu et entendu bien des choses, mais elle en avait éprouvé encore plus. Il n’y avait pas à se le dissimuler... Dans sa jeunesse, ma grand’mère avait folichonné, mais quelle grande dame de ce siècle n’avait pas folichonné !

C’était la mode de ce temps, mais voici quelque chose de particulier : toute femme, dans le vieux temps comme aujourd’hui, qui avait péché dans sa jeunesse, au jour de sa vieillesse, devenait bigote, et tâchait de racheter par les jeûnes et les messes les écarts du passé...

Ma grand’mère n’était pas sujette à ce travers... Elle avait conservé jusqu’à sa mort le cachet du XVIIIe siècle.

Il lui arrivait de regarder avec tristesse et les larmes aux yeux sa main jaune et desséchée, et de se rappeler avec regret le temps où une jeunesse dorée admirait sa belle main potelée, aussi blanche que la neige... Depuis l’âge de cinquante ans, elle avait cessé de se mirer dans la glace... Cette beauté flétrie avait peur de son image.

Mais, cependant, elle ne fut jamais bigote. Bien au contraire ! c’est elle, la première, qui me fit connaître le Sermon des cinquante, de Voltaire, Faublas et la Guerre des dieux.

Pourtant les dernières années de sa vie, ma grand’mère priait le bon Dieu avec une telle ferveur qu’il lui arrivait parfois de tomber en défaillance. Chaque soir, avant de se mettre au lit, elle se prosternait jusqu’à deux cents fois. C’est qu’on avait mis en loterie une propriété de Golovine Vorotinetz et que ma grand’mère, qui avait acheté trois billets, avait grande envie de gagner cette propriété. À cet effet, elle priait avec un tel zèle qu’après sa prière on la mettait au lit sans connaissance.

On tira la loterie. Ma grand’mère ne gagna rien du tout, mais elle ne voulut pas y croire et continua de prier le bon Dieu de lui accorder le superbe Vorotinetz, avec ses jardins, ses galeries de tableaux et ses incomparables richesses.

Il s’est écoulé bien du temps depuis que j’ai jeté une poignée de sable jaune et humide sur le cercueil de la bonne vieille femme que j’aimais tendrement. J’étais encore fort jeune, du temps où, assis près du poêle à carreaux de faïence, j’écoutais les récits de ma grand’mère qui avait l’habitude de réchauffer ses vieux os à ce poêle.

Alors, je ne pouvais apprécier ses histoires : j’oubliais les unes, je n’écoutais pas les autres. Mais à présent, que les transports de la jeunesse frivole se sont calmés, et que la barbe commence à grisonner, ma bonne grand’mère, avec ses histoires, me revient à la mémoire, et les personnes du XVIIIe siècle m’apparaissent comme des images connues, familières.

L’éclat de cette existence passée éblouit... Tout y était si majestueux, si somptueux, si large, si enchanteur.

Mais cet éclat n’était que fortuit, n’était qu’extérieur.

En écartant le rideau pompeux qui dérobe le XVIIIe siècle aux regards indiscrets des générations futures, on s’aperçoit de la futilité de ce siècle frivole qui, sautant, dansant, plaisantant et riant, un triolet aux lèvres, fut, à l’improviste, atteint par la mort, et, tout à coup, d’une manière pour lui inattendue, descendit dans la tombe noire et humide.

Quand les récits de ma grand’mère renaissent en ma mémoire, et que devant moi se dressent les images de nos aïeux, depuis longtemps disparus, je crois entendre et les cris effrontés des favoris, et les balbutiements mystérieux des fous, et les discours flatteurs des courtisans, et la voix de la vérité éternellement jeune, sortant de sous les bonnets des bouffons. Il me semble entendre les chuchotements amoureux des petits-maîtres et des petites-maîtresses, les bruyants et robustes baisers des belles filles de serfs, les rugissements des ours, les coups secs des fouets, les hurlements des chiens, et les sons voluptueux de la musique italienne. Je me figure assister à des fêtes fabuleuses, au palais de glace de l’impératrice Anne, aux bals masqués dans les rues de Moscou, au carrousel de Catherine, au bal de Potemkine, aux riantes excursions en Tauride...

Tout, dans ce siècle, était joie, allégresse !... Et pouvait-on ne pas être enthousiaste ! C’était le siècle des preux, le siècle où la jeune Russie avait vaincu deux rois qui étaient de grands capitaines, avait réduit à l’impuissance deux grands États, et en avait partagé un troisième avec ses voisins. Poltava, Berlin et Tcherma, Minich en Turquie, Souvarof aux Alpes, Orlof dans l’Archipel, et l’incomparable, le superbe prince de Tauride, créant de rien la nouvelle Russie... quelle figure majestueuse... que d’éclat, que de gloire !...

Mais avec cette splendeur, cette gloire, marchaient de front, une instruction à peine ébauchée, mais présomptueuse, une servilité mêlée à une arrogance effrontée, des soucis cupides de gain, une injustice éhontée, et un grossier mépris du bas peuple...

Mais que la paix soit avec vous, nos aïeux ! Reposez paisiblement jusqu’à ce que la trompette de l’archange retentisse, reposez jusqu’au jour du jugement. Nous ne tournerons pas vos tombes en ridicule, comme vous l’avez fait de celles de vos aïeux à longues barbes.

 

I. SERGUEI MIKHAÏLOVITCH

Comme de mon temps, Andriouchka, la vie était sans façon !... on ne saurait la comparer avec les coutumes d’aujourd’hui...

C’était une existence gaie, joyeuse et abondante...

Tes aïeux ne fatiguaient point leur tête de gentilshommes à étudier toutes sortes de sciences. En revanche, ils dormaient bien les nuits et les après-dîner... Ils ne pensaient pas beaucoup, mon pigeonneau, mais ils mangeaient copieusement ; aussi vivaient-ils longtemps et jouissaient-ils d’une parfaite santé. La génération d’aujourd’hui est chétive et peu vivace. Et pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui on mange peu, on pense beaucoup... Oui... une pensée profonde vous abîme le sang, mon cœur... C’est ainsi.

Que les hommes étaient forts et vigoureux de mon temps ! Prenons pour exemple le général en chef Mikhaïlo Wassilitch Pilenef. Il était lieutenant de l’empire à Iaroslav, te le rappelles-tu ? Il te caressait beaucoup... Quand il venait chez nous, il te prenait sur ses genoux et te donnait, pour en jouer, sa tabatière ornée de diamants, un don de la Souveraine... et un jour tu l’as brisée... Ton père lui fit alors présent d’un étalon gris et toi, tu fus fouetté. Non, ce n’est pas cela, mon cœur. Je me suis trompée. C’est ton père qui fut fouetté à cause de la tabatière... Mais, vraiment oui, ce fut Petrouchka et non pas toi : tu n’étais pas encore né à cette époque.

Donc, ce Mikhaïlo Wassilitch était vraiment un homme. Il pouvait s’en vanter. Un bœuf, un vrai bœuf. Il ne s’asseyait que sur le sofa et s’il prenait place dans la salle de bal, il occupait trois chaises. Moins, ce n’était pas possible... Il était de pure race...

Lorsqu’il mourut, le fabricant de cercueils s’écria : « Un seul cercueil ne suffira pas à ce seigneur. » On dut agrandir les portes du palais de la lieutenance, afin de pouvoir emporter la bière...

Et les hommes d’aujourd’hui ! Un tas d’infirmes qui en sont même désagréables à regarder.

Et quelle simplicité régnait alors, Andriouchka ! Franchement, on peut dire qu’elle était grande...

Citons, par exemple, ce même Mikhaïlo Wassilitch.

En été, il arrivait parfois à la jeunesse, et même aux gens âgés, de se réunir et de passer toute une nuit à faire la fête. Dans le vieux temps, mon cœur, on buvait sec, pas comme aujourd’hui. Après avoir bu toute la nuit, vers le matin, ils parcouraient les rues avec des chants et de la musique, ils se rendaient au palais de la lieutenance et là, ils s’arrêtaient et la musique jouait une polonaise. Ce bruit réveillait naturellement Mikhaïlo Wassilitch qui sortait sur le balcon, sans perruque et en robe de chambre.

— Que faites-vous là, mauvais sujets, s’écriait-il, vous m’avez réveillé tout Iaroslav. Voulez-vous que je vous flanque aux arrêts ?

Ils lui répondaient :

— Nous t’aimons tendrement, sois toujours notre lieutenant ! Tu as allumé nos cœurs ! Sois pour nous un second père.

Mikhaïlo Wassilitch ordonnait au sommelier de porter sur la place un ou deux paniers de liqueurs... Il se joignait lui-même aux bons vivants, s’installait avec eux sur le versant de la montagne qui s’élève au-dessus de la Kotoroste et ils s’amusaient ainsi jusqu’au lendemain.

Il était lieutenant de l’empire et général en chef et il ne dédaignait pas la société des braves gens, comme le fait aujourd’hui un fils de prêtre quelconque arrivé à un grade élevé... une espèce de parvenu... un enfant du peuple. Quel homme incomparable que ce Mikhaïlo Wassilitch !

Essaye, mon bijou, de faire aujourd’hui quelque chose de ce genre. Il est plus que probable qu’on te mettra aux arrêts...

Peut-on comparer le vieux temps à celui d’à présent... Alors, c’était bien plus simple !

Tiens, Serguei Mikhaïlitch Tchouriline ! Un homme supérieur, quoique fils de soldat. Il était conseiller d’état en exercice, gouverneur de Krasnogorsk en retraite. Il avait le grand-cordon de Sainte-Anne. Par conséquent, c’était un personnage important. Ayant obtenu sa retraite, il s’établit chez nous à Zimogorsk.

Ton grand-père et ses dragons avaient à Zimogorsk leurs quartiers d’hiver. C’est là qu’il mourut ; il fut enterré au couvent de l’Annonciation... J’étais déjà veuve et je demeurais chez Vaniouchka, lorsque Serguei Mikhaïlitch vint à Zimogorsk...

C’était un homme excellent, de beaucoup d’esprit. Tout le monde le respectait et le craignait. Tous ceux qui avaient une affaire quelconque, un démêlé de famille ou quelque autre chose, considéraient comme un devoir d’en entretenir Serguei Mikhaïlitch. Celui-ci donnait un conseil. Au besoin, il réconciliait. Il sermonnait le coupable et, quelquefois, selon la gravité de la faute et la qualité de celui qui l’avait commise, il le corrigeait de sa canne... Il savait arranger chaque affaire...

Aussi, tout le monde aimait-il Serguei Mikhaïlitch comme un père : on l’appelait : « Grand-père ». Il tutoyait tout le monde et appelait tout le monde : « Mon chien », ce qu’il faisait sans injurier, mais amicalement, comme une sorte de caresse.

Tout le monde lui baisait la main, même les dames et les demoiselles. Quant à lui, il ne baisait la main qu’à l’archevêque et avec les prêtres, ils s’embrassaient simplement.

Dans la noblesse, aucun mariage n’avait lieu sans qu’on consultât Serguei Mikhaïlitch. Les parents n’osaient pas donner un nom de baptême à leurs nouveau-nés sans demander à Serguei Mikhaïlitch de leur choisir un nom. Il aimait à tenir les enfants sur les fonts du baptême. C’était le compère de tous les nobles, de tous les marchands, de tous les prêtres. Et pense un peu, mon bijou, quels désagréments surgirent de cet état de choses. Les filleuls et les filleules de Serguei Mikhaïlitch grandirent et il advint tout d’un coup qu’à Zimogorsk tout mariage entre nobles devint impossible. Tout le monde était uni par alliance spirituelle, tout le monde avait eu le même parrain et, comme de juste, les amoureux ne purent se marier.

J’ai entendu dire qu’aujourd’hui cette loi était abolie, mais de mon temps, elle était rigoureusement appliquée...

Aussi garda-t-on une profonde rancune au cher parrain. On se souvenait de lui en des termes si peu affectueux que, dans l’autre monde, ses oreilles ont dû maintes fois lui tinter. Mais il n’y avait pas de remède. On dût prendre femme dans les gouvernements voisins ; pour marier les demoiselles, il fallut les mener à Moscou.

Plus de dix, pourtant, s’éprirent à tel point des filleuls de leur parrain, que de douleur elles prirent le voile. Ce n’étaient que des sottes, mon pigeonneau. À mon avis, c’étaient de vraies imbéciles, comme s’ils ne pouvaient pas s’aimer sans se marier ! N’est-ce pas, mon bijou ?

Un de ces filleuls se noya dans le Volga par amour ou par désespoir, disait-on ; moi, je suppose que c’était par absence de cervelle. Un autre se suicida d’un coup de mousqueton...

Voilà ce que c’est de faire le parrain sans mesure, Andriouchka !... Aussi, je ne tiens personne sur les fonds baptismaux. Dieu m’en préserve !

Malgré tout cela, Serguei Mikhaïlitch était un homme excellent. De nos jours, mon amour, il est impossible de trouver son semblable... Dans le temps passé, le genre humain était bien supérieur à celui d’à présent. Comment peut-on comparer ? Maintenant, il n’y a aucune prestance ! Il est affreux de voir comme tout le monde est gauche, comme en société chacun s’efface, comme les têtes sont sans cervelle, c’est à se tordre de rire... C’est affreux, positivement affreux... Tout le monde a des allures de roturiers. Vraiment, ils sont ridicules au dernier point !

De notre temps, mon cœur, on ne vivait pas ainsi. Un noble n’aurait jamais fait quelque chose dont il aurait pu rougir. Chacun veillait à son honneur et pour rien au monde on ne se serait lié avec la vile canaille ; mais à présent, hélas... un seigneur d’une race illustre et ancienne se comporte en égal d’un manant ou d’un fils de prêtre... C’est un savant, vois-tu, mais, si c’est un savant, que sa science lui reste, personne ne la lui conteste, mais pourquoi ce manant s’insinue-t-il dans la société des gentilshommes ! Est-ce sa place ?...

Crois-moi, mon cœur, si quelqu’un est de naissance roturière, quand il aurait de l’esprit comme quatre, quand il pourrait décrocher les étoiles du firmament, il ne devrait pas tout de même se trouver dans la société des gentilshommes ; par cela même, la noblesse s’abaisse, l’aristocratie croule... Saisis-le bien, mon pigeonneau, il est impossible de n’y pas songer. Tout, dans ce bas monde, repose là-dessus.

— Grand’mère, vous disiez vous-même que Serguei Mikhaïlitch était fils de simple soldat, comment se faisait-il que vous lui baisiez la main ?

— Ah ! Andriouchka, Andriouchka ! Comment, mon petit ami, ne me comprends-tu pas ?... C’est tout à fait autre chose. Serguei Mikhaïlitch était conseiller d’état en exercice, il avait été gouverneur, il était décoré du cordon de l’ordre de Sainte-Anne et il possédait deux mille âmes. Ici, c’est une autre position dans le monde. Ceci ne veut rien dire ?

Mentchikof avait vendu des beignets, Chifirof avait été garçon de magasin et Razoumovsky avait été chantre et pourtant quels grands seigneurs ils furent plus tard !... Ici, mon cher, c’est la grâce de Dieu et encore plus la faveur de la cour... celui qu’on a élevé est distingué, quelque obscure que soit son origine, fût-il né du dernier des valets, celui-là ne peut plus retomber dans la boue. Il est pour toujours délivré du péché qui l’avait engendré dans la fange. C’est ainsi...

Quoique Serguei Mikhaïlitch ne fût pas de noble origine, il fit son chemin, il s’enrichit pendant son service, se maria avantageusement et gagna le grade de général. Et il arriva à tout cela grâce à son esprit... C’était un homme d’un esprit supérieur : il avait su se faire des protecteurs de tous ceux qui étaient au pouvoir.

À ses débuts, c’est lui qui baisait la main à tout le monde ; plus tard, c’était sa main qu’on baisait...

Voilà ce qui s’appelle un esprit fort... Oui, mon cœur, ceci dénote une grande intelligence, bien supérieure à celle des beaux esprits de nos jours...

Aujourd’hui, il y en a qui ne valent pas une obole en cuivre et qui se donnent des airs de grand mérite. On aurait bien fait, mon petit, de les corriger à bons petits coups de verge suivant l’usage du vieux temps... Ils seraient infailliblement revenus sur la bonne voie... C’est écœurant de voir ce qui se passe.

Serguei Mikhaïlitch commença sa brillante carrière lors de son mariage.

Il se maria du temps des troubles de Pougatchef. Il était alors voyévode à Chtchernoresk...

Lorsque les scélérats envahirent la ville, il prit la fuite et se réfugia dans les forêts. Il emportait avec lui la caisse de l’État, sauf les monnaies de cuivre. Il y en avait de si lourdes que d’une grivna on aurait pu faire une bonne casserole.

Aujourd’hui, en y songeant, on soupire involontairement : ce genre de monnaie n’existe même plus, il a complètement disparu. Tout est devenu mesquin, mon cœur, tout a baissé. Les hommes d’autrefois étaient vigoureux, de vrais chênes et ceux d’à présent ne sont que de frêles roseaux, c’est cela !

Donc Serguei Mikhaïlitch abandonna la grosse monnaie qui était trop lourde à emporter, enfouit dans la terre le trésor en argent et se cacha dans les bois jusqu’au départ des brigands. Il avait été obligé de quitter la ville, car la troupe, qui était sous ses ordres, était peu nombreuse et peu sûre, tandis que la bande des malfaiteurs était considérable. Pougatchef ne marauda pas longtemps à Chtchernoresk, l’armée de Zaritzine était sur ses talons ; aussi il s’empressa de repasser le Volga. Dès que le scélérat eut quitté Chtchernoresk, Serguei Mikhaïlitch revint en ville.... Il reprit le pouvoir afin de remettre tout en bon ordre... C’est alors que le cher ami fut fouetté du fouet.

— Comment cela, grand’mère ?

— C’est ainsi, mon cœur, on le fustigea pour tout de bon, par méprise... Du temps de ces troubles, le désordre était grand ! Et par méprise il en arrive bien d’autres, mon enfant !

Voici de quelle aventure Serguei Mikhaïlitch fut victime.

Il venait de reprendre possession de son voyevodstvo lorsqu’on vit apparaître sur la montagne qui commande la ville de nombreux cavaliers. C’étaient des cosaques. Toute la ville fut en émoi. On pensait que Pougatchef était revenu. Chacun se mit à fuir à toutes jambes et Serguei Mikhaïlitch se cacha dans le potager sous une meule de foin. On le trouva néanmoins et on le traîna devant le chef des cosaques. Or, ce chef se tenait à peine à cheval tant il était ivre. Il demanda à Serguei Mikhaïlitch :

— Au service de qui es-tu ?

Serguei Mikhaïlitch le regarda, vit sa sale figure d’ivrogne et se dit : « Cet animal-là ne peut être qu’un bandit de Pougatchef. Je vais me jouer de ce coquin ; il est bien capable, pris de vin comme il l’est, de me faire pendre », et il s’écria :

— Je suis au service de notre auguste souverain, Piotre Fédorovitch.

À peine eut-il prononcé ces paroles qu’il fut jeté à terre et fouetté.

On lui administra cent cinquante coups de fouet et on le jeta en prison. Les cosaques ne faisaient pas partie de la bande de Pougatchef. Ils appartenaient à l’armée de Zaritzine. Le lendemain, quand leur chef eut cuvé son vin et apprit qu’il avait fustigé le voyévode, il alla à la prison lui présenter ses excuses... Il paraît que c’était son propre oncle qu’il avait fouetté... Ils causèrent de choses et d’autres, et de fil en aiguille il se découvrit que ce cosaque était le propre neveu de Serguei Mikhaïlitch, oui, mon cher, le propre neveu de Mikhaïlitch. Aussi, plus tard, lorsque Serguei Mikhaïlitch fut attaché aux affaires criminelles et qu’étant gouverneur il devait confirmer une condamnation aux coups de fouets ou de lanières, il diminuait toujours de moitié le nombre des coups et disait à celui qui avait rendu le jugement :

— Cela t’est facile, mon chien, de rendre ce jugement sur le papier : lorsqu’on l’exécutera, ce ne sera pas ton dos qui en supportera les conséquences. Tu ne peux connaître, mon chien, l’effet du fouet. Quant à moi, grâce à mon propre neveu, j’en sais quelque chose... Il aurait mieux valu ne pas être venu au monde.

Il se maria bientôt après cette mésaventure.

Le bruit lui parvint que non loin de Chtchernoresk, au village de Kneïjoukha, une jeune veuve était dans la détresse.

C’était Maria Séménovna Jilina, de la famille des Boltine. Son mari avait été pendu par les scélérats dans son domaine d’Engalichef, elle eut la chance de leur échapper et de se cacher dans une grange avec ses quatre petits enfants.

Les propriétés de la Jilina n’étaient pas à dédaigner : elles comptaient plus de mille âmes, mais Maria Séménovna n’avait pas d’abri. Pougatchef avait réduit en cendre la maison seigneuriale, et elle craignait de s’établir au milieu des paysans. Le temps des troubles n’était pas encore passé.

Serguei Mikhaïlitch envoya pour la protéger un caporal avec des soldats et lui conseilla de venir habiter la ville.

Maria Séménovna arriva à Chtchernoresk en jupon de toile et en bonnet de paysanne, au lieu de brocards et de velours. Ses enfants étaient vêtus de chemises en toile grossière.

Serguei Mikhaïlitch mit à sa disposition le meilleur logement de la ville, l’habilla ainsi que ses enfants et les entretint à ses frais jusqu’à ce que l’ordre se fût rétabli dans le pays. Ensuite il l’épousa et vécut en seigneur. Elle avait une bonne fortune et une puissante parenté ; lui, occupait un poste lucratif, par conséquent ils pouvaient vivre à leur aise.

Ayant quitté le service, Serguei Mikhaïlitch s’établit à Zimogorsk.

Il était alors veuf. Il vivait en garçon, et sa maison était toujours pleine de monde. Chaque jour la table était mise pour les convives attendus et inattendus, car à toute heure Serguei Mikhaïlitch ne pouvait se passer de société. On l’aimait beaucoup et on le craignait. Du reste, on ne pouvait pas ne pas l’aimer, et on n’aurait su ne pas le craindre. Il avait à Pétersbourg de puissants protecteurs.

Dans sa jeunesse, il avait été fort lié avec les Orlof eux-mêmes. Du temps où ils n’avaient pas encore fait fortune, il courait avec eux, et prenait part à leur jeu favori, le pugilat.

La maison qu’habitait Serguei Mikhaïlitch était très spacieuse, dans le genre d’un palais... Comment s’appelle cette rue ? Tu dois t’en souvenir, Andriouchka, l’archevêché est encore à côté ; je me rappelle que c’était dans la paroisse de Saint-Tihkone.

— Mais, grand’mère, je n’ai jamais été à Zimogorsk.

— Quelle plaisanterie, mon petit ! Comment tu n’as jamais été à Zimogorsk ? Tu as donc oublié que, chez Serguei Mikhaïlitch, le jour de sa fête ou à l’anniversaire de sa naissance, je ne puis te dire au juste, tu dansas la valse cosaque avec Lisette Sovoleva, et que tu lui fis la farce de lui déchirer sa robe ! Séance tenante, mon cher, tu fus fustigé dans la chambre du coin. Comment ? Ceci ne te revient pas à la mémoire ?

— Mais quand donc ceci s’est-il passé, grand’mère ? Que dites-vous ?

— Il y a longtemps de cela, mon cœur.... je suppose que c’était l’année de l’arrivée du comte Cagliostro à Pétersbourg...

— Mais, grand’mère, il y a plus de cinquante ans de cela, et moi je n’ai pas encore vingt ans.

— Vraiment, mon pigeonneau, s’étonna ma grand’mère, tu as raison ! Alors, sais-tu ?

— Quoi, grand’mère ?

— C’est ton père qui fut fouetté, ce fut lui, Petrouchka... C’est cela, je viens de m’en souvenir. Vraiment, ce fut Petrouchka... Comme ma mémoire devient mauvaise... j’oublie bien des choses... et pourtant je ne suis pas si avancée en âge... Au fait, qu’est-ce que je te racontais, Andriouchka ?

— Vous parliez de Serguei Mikhaïlitch, grand’mère.

— C’est cela, de Serguei Mikhaïlitch. C’était un homme incomparable, supérieur sous tous les rapports. Tout vieux qu’il était, il aimait à faire la cour aux dames. Il n’y voyait pas de mal. Il lançait des regards si provoquants ! Il soupirait si langoureusement !... Vraiment, s’il avait été un peu plus jeune, nous aurions toutes été capables de nous en amouracher à mort. À vrai dire nous avions toutes un faible pour lui... Je vous assure que malgré ses cheveux blancs il avait parmi nous de grands succès... et comme il était bien quand il se mettait à conter fleurette aux dames... Dieu qu’il était bien... incomparable. Il n’aimait pas les demoiselles : « Elles glapissent trop », disait-il. Aussi il préférait les dames, les femmes mariées... Toutes, nous étions toujours prêtes à succomber et à commettre maintes folies... Malheureusement il était par trop vieux... On ne tirait de lui que de belles paroles, et c’était rare, bien rare qu’il se laissa aller à quelque chose de plus grave. Tout de même, en tête à tête, cela va sans dire, il aimait à vous tâter, à vous palper, à vous frôler... Ah ! c’était bien amusant !...

Te le rappelles-tu, mon cœur ? Il se plaisait aussi à voir avancer les amours de ses amis et leur prêtait son concours. Comme il aimait à causer d’amour ! Ah ! qu’il l’aimait ! Il avait l’habitude de questionner non seulement les messieurs, mais aussi les dames, sans exception sur leurs amours. Il fallait qu’il sache qui s’éventait, avec qui, avec quel éventail, de quelle façon et dans quelle direction la belle nymphe tenait son éventail[5]. Il interrogeait ainsi les jeunes comme les vieilles, les vieilles filles comme les femmes mariées... S’il rencontrait la supérieure du couvent, il lui demandait aussi avec qui elle s’éventait, et comment ? Il connaissait jusqu’au moindre détail toutes les aventures galantes de la haute société...

Cela l’intéressait excessivement, et qu’il était cordial, hospitalier !

Les soirs d’été, après sa sieste de l’après-midi, il revêtait une robe de chambre en damas et sortait dans la rue, paré du grand-cordon et de la plaque de l’ordre de Sainte-Anne. Il s’asseyait sur un banc qui se trouvait près du guichet de la porte de sa maison...

Sa canne était toujours près de lui, car en tout lieu il pouvait avoir besoin de corriger celui qui avait fait quelque sottise. Tu sais toi-même, mon cœur, qu’il est défendu de gracier un imbécile, même au pied de l’autel.

S’il arrivait à quelqu’un de la noblesse de passer dans la rue en faisant sa promenade, du plus loin qu’il apercevait Serguei Mikhaïlitch, il le saluait et s’approchait de lui le chapeau à la main. Serguei Mikhaïlitch le complimentait avec bienveillance.

— Bonjour, mon chien ! Assieds-toi, causons un brin.

Comme de raison, celui-ci lui baisait la main et prenait place à coté de Serguei Mikhaïlitch... Juge par toi-même, mon cœur, chacun était honoré d’être assis à côté d’un général. Si court que fût ce moment, c’était toujours un honneur.

Les nobles et les jeunes gens envoyaient à cet effet leurs valets au coin de la rue. Dès que ceux-ci avaient vu Serguei Mikhaïlitch sortir de sa maison, ils couraient à toutes jambes l’annoncer à leurs maîtres. Aussitôt que Serguei Mikhaïlitch avait pris place sur son banc, ces messieurs s’empressaient donc à qui mieux mieux de se rendre à la paroisse de Saint-Tikhone. Au coin de la rue, ils sortaient de leur carrosse, et, à pied, en ayant l’air de faire leur promenade, ils se dirigeaient vers la porte du général. Ils tâchaient de se distancer l’un l’autre afin d’arriver avant les grands seigneurs et de s’asseoir, ne fût-ce que pour un instant, à côté de Serguei Mikhaïlitch. Il arrivait, mon cœur, qu’au coin de la rue on se prenait aux cheveux, car chacun voulait être le premier à baiser la main de Serguei Mikhaïlitch. Ils n’osaient pas se quereller en sa présence ; la canne y mettait bon ordre. Serguei Mikhaïlitch offrait sa tabatière à celui qui avait pris place à côté de lui. Celui-ci prenait avec reconnaissance une prise de violet.

De mon temps, mon pigeonneau, tout le monde de la bonne société prisait ; celui qui avait le dégoût du tabac en saupoudrait avec intention son col et ses manchettes et, étant en visite, avait continuellement une tabatière à la main afin d’éviter les quolibets de la société. Car on tournait en ridicule ceux qui ne prisaient pas.

Les dames prisaient aussi, et même les demoiselles portaient des tabatières. C’étaient de petites tabatières qui s’appelaient voitures de l’amour, car il était très commode de faire passer à l’aide de ces tabatières les billets doux aux amoureux. Aujourd’hui les tabatières sont délaissées ; tout le monde fume, c’est horrible !

Après s’être offert une prise du tabac du général, le petit gentilhomme présentait à Serguei Mikhaïlitch ses compliments dans des termes pleins de tact et avec une politesse recherchée.

— Daignez, Excellence, me faire part de l’état de votre précieuse santé.

— Ça va bien, répondait Serguei Mikhaïlitch, tes viles prières me soutiennent. Et toi, mon chien, comment te traînes-tu ?

— Je me permettrai de répondre à Votre Excellence qu’une telle attention de sa part comble tous mes espoirs, et m’oblige à un dévouement sans bornes à la personne de Votre Excellence.

— Te voilà lancé, voilà que tu fais marcher ton moulin ! Cesse, mon chien, ne me radote pas de sottise à tort et à travers, mais dis-moi en toute franchise avec qui tu t’éventes, et à qui tu jettes de tendres regards.

Le gentilhomme avait à peine le temps de faire part à Serguei Mikhaïlitch de ses amours, car, au détour de la rue apparaissait un autre gentilhomme de grade plus élevé. Il s’approchait, saluait Serguei Mikhaïlitch et lui baisait la main. Sur quoi Serguei Mikhaïlitch lui disait :

— Bonjour, mon chien, bonjour... Assieds-toi, plus près... Et toi, lève-toi, car celui-ci t’est supérieur.

Il ordonnait au premier de s’asseoir sur la borne du trottoir, ou bien il lui faisait apporter un siège de la maison.

De la sorte il arrivait parfois qu’un à un tout le grand monde de Zimogorsk se réunissait au guichet de Serguei Mikhaïlitch : les jeunes, les vieux, les gens mariés, les célibataires, les dames et les demoiselles au grand complet. Le général de division, le commandant et le lieutenant de l’empire et sa femme s’y rendaient aussi. Quelquefois l’archevêque, étant proche voisin, venait à pied. Il était très lié avec Serguei Mikhaïlitch.

On apportait de la maison toutes les chaises, tous les canapés et, au coin de la rue, la police interdisait la circulation aux voitures des manants, vu que la haute société s’amusait.

On servait des boissons chaudes, à chacun selon son goût : du punch, du bischof, du vin chaud, et aux dames du thé, de l’orgeat, des fruits, des bonbons et toutes sortes de liqueurs.

Mon pigeonneau, nous prenions nous aussi des liqueurs, mais en cachette, loin du monde, dans les appartements privés, ou bien chez la femme de ménage, Maria Mikhaïlovna, une négresse convertie au christianisme, qui chez Serguei Mikhaïlitch veillait au train de la maison. Quoique esclave, c’était une excellente fille.

Si le temps était beau, des tables de jeu étaient dressées et l’on faisait des parties de cartes. Les gens posés et soucieux de leur argent jouaient au lombard et à la mouche. Les jeunes, et ceux qui étaient plus généreux, préféraient la banque et le rocambole. Les dames et les demoiselles de mon temps aimaient aussi le jeu. Il y en avait même qui tenaient la banque... Les toutes jeunes filles jouaient au mariage, au tressette, au bassette et au niktichna.

Si on était en train de s’amuser, Serguei Mikhaïlitch faisait venir la musique et les chantres de l’archevêché.

Il y avait alors à Zimogorsk un théâtre. Le prince Kochavskoï, un propriétaire du pays, avait transformé en acteurs tout un village de près de cent âmes. Il leur fit apprendre la musique, la danse, etc. Ce fut pour lui pendant quinze ans un grand souci, mais tout de même il arriva à son but. Garçons et filles jouaient à la perfection des pièces de différents genres.

Chez Serguei Mikhaïlitch, c’étaient toujours les musiciens du prince Kochavskoï qui jouaient : ils exécutaient d’une façon ravissante les airs et les rondeaux de Didon, de l’Objet gracieux, de l’Arbre de Diane. Les chantres chantaient des cantates religieuses et des chansons petites-russiennes. Il arrivait que l’archevêque lui-même, un bol de punch à la main, prenait part aux chants. On s’amusait à la folie !...

Quelquefois on organisait des danses dans la rue, on se promenait en ordre de polonaise ou bien on dansait le menuet. Le sol n’était guère uni, mais on n’y faisait pas attention. C’était si gai, et l’on riait de si bon cœur !...

Ah ! mon pigeonneau, que la vie était joyeuse dans le vieux temps... tellement que toute comparaison est impossible... on peut le dire sur l’honneur, en vérité on le peut...

Le souper était servi en plein air. Dans la cour de la maison de Serguei Mikhaïlitch, une tente était dressée à cet effet près de la cuisine.

Après souper les personnes d’un âge sérieux restaient sous la tente et buvaient jusqu’au matin, et les jeunes gens se promenaient dans le jardin avec les dames et les demoiselles.

L’immense jardin de Serguei Mikhaïlitch occupait cinq arpents. Il n’était pas d’une grande élégance, mais en revanche il favorisait les amours et les plaisirs : les allées étaient sombres, les arbres très hauts, les espaliers d’acacias et de lilas étaient épais, et derrière ces espaliers, il y avait des cerisiers, des buissons de framboisiers et de groseilliers. Après souper les couples se dispersaient dans le jardin... On entendaient ici des chuchotements, là des soupirs, et partout le doux son des baisers... Il se passait bien des choses, mon pigeonneau...

Ah ! que ne s’est-il pas passé, mon cœur ! Et tout cela est fini, et tout cela n’est plus.

Nos dames et nos demoiselles étaient d’un tempérament bien différent de celles que tu vois aujourd’hui. Celles-ci ne valent pas grand’chose. Les colombes sont devenues par trop sentimentales ; elles s’efforcent à tel point de passer pour des innocentes que c’en est dégoûtant.

Tout cela, ça n’est qu’affectation et hypocrisie... ma parole ! Je ne m’y laisse pas prendre ! Toi, mon cœur, fais de même. Ce ne sont que des poseuses, rien de plus. Leur prétendue modestie, leur prétendue pudeur me font pouffer de rire. Crois-moi, mon petit, il n’y a pas de femme qui puisse se passer d’un homme pendant vingt-quatre heures. Elles ont parfaitement tort de minauder ainsi et de vouloir paraître inaccessibles... Nous autres, nous l’avions bien compris. Aussi, nous étions plus simples, plus naturelles...

Aujourd’hui !... Elles ne sont pas régénérées, elles sont nos petites-filles, nous leur avons donné le jour !... Pure affectation, hypocrisie !... Elles font de même que nous dans le temps, mais elles le font en cachette... et ceci selon moi est indigne... N’est-ce pas, mon petit ?

Et cette sensibilité d’à présent ?... une absurdité, mon cher, une réelle absurdité. À quoi cela ressemble-t-il ? Celle-là fond en larmes, — on dirait qu’elle pleure la mort d’un être chéri — s’il lui arrive de froisser une fleur ou d’écraser un papillon... Peste ! quelle sensibilité d’âme ! Mais nous autres, c’étaient les hommes qui nous chiffonnaient, qui nous étreignaient, et pourtant, nous ne versions pas de larmes.

Voilà bien une mode ! Ce n’est que de la démence, mon petit...

Au fait, que te racontai-je, Andriouchka ?

— Vous me parliez de votre idole, grand’mère, de Serguei Mikhaïlitch.

— Oui, mon cher, c’est vrai... certainement c’était notre idole, il était l’idole de nos âmes... Dieu qu’il était bien !

— Pourtant, dites, grand’mère, est-il possible que tout le monde sans exception rampât à ses pieds ?

— Ah ! mon cœur ! De quel ton tu le dis ! Il est désagréable de t’entendre parler. Tu es martiniste, je m’en aperçois... Ah ! Andriouchka, Andriouchka ! ne cause pas de chagrin à ta vieille grand’mère, il n’en faut pas beaucoup, mon petit, pour tomber dans les mains de Chechkovsky.

Tu dis ramper aux pieds ! Peut-on s’exprimer ainsi... C’était du respect... de la vénération... de la considération, de la déférence que nous avions pour Serguei Mikhaïlitch. Aie honte, mon petit... Ce n’est pas bien.

N’oublie pas que Serguei Mikhaïlitch était conseiller d’État en exercice, ce qui n’est pas une vétille, mon cœur. Autrefois, les généraux avaient une autre importance qu’aujourd’hui : ils étaient fort rares. Et surtout, pense donc, mon bijou, que Serguei Mikhaïlitch avait une grande fortune, qu’il avait, à la cour même, de puissants protecteurs. Le prince Grigori Orlof lui-même était son ami. Mainte fois les courriers arrivaient de Moldavie chercher pour lui chez Serguei Mikhaïlitch des concombres salés... Et toi, tu dis, ramper aux pieds... C’est honteux, mon amour !

— Mais pourtant, grand’mère, on lui baisait la main comme à un évêque, et il battait tout le monde de sa canne...

— Aussi, mon cher, on ne pouvait que bénéficier de bons rapports avec Serguei Mikhaïlitch. Il avait partout des amis, il pouvait tout ce qu’il voulait. Fallait-il trouver à quelqu’un une place lucrative, avait-on un procès, était-on traîné en justice, Serguei Mikhaïlitch tirait tout le monde d’affaire. Pourvu que l’on sût lui être agréable, il vous repêchait au fond de la mer. Sa protection était toute-puissante. Je te l’assure, rien ne lui était impossible. Il n’avait qu’à écrire un mot pour que tout se fît à ton gré. Que ton affaire fût devant les tribunaux ou au Sénat, peu lui importait, car il avait partout des amis puissants...

Mais aussi si quelqu’un avait encouru son courroux, c’était un homme mort... Il y a eu des exemples...

— Quels exemples, grand’mère ?

— De tous genres, mon cœur... il s’ensuivait toujours que c’était celui qui s’avisait de contrecarrer Serguei Mikhaïlitch qui venait implorer sa grâce, lui demander aide et protection. Il était vraiment puissant. Je suppose que tu dois te rappeler comme il réduisit au néant Ivan Nikitich Borovkof, quand celui-ci vint à Zimogorsk recueillir l’héritage de Nastasia Petrovna.

— Comment puis-je m’en souvenir, grand’mère ! Je n’étais pas encore de ce bas monde.

— C’est juste, c’est juste, mon cher, tu as raison... Vois-tu, mon petit, Borovkof aussi n’était pas le premier venu. Il avait quatre cents âmes. Il habitait constamment Pétersbourg. Il avait ses entrées à la cour et même il était invité aux réceptions des dimanches. Et pourtant, lorsqu’il s’avisa de manquer de respect à Serguei Mikhaïlitch, celui-ci le réduisit à l’obéissance servile... Ivan Nikitich fut obligé de ramper à ses pieds afin d’obtenir sa grâce...

Serguei Mikhaïlitch n’était pas rancunier ; il avait un bon cœur et ne se souvenait pas du mal qu’on lui avait fait, il pardonna à Borovkof ses torts et fit donner à son affaire une solution favorable... Voilà...

Au fond, Serguei Mikhaïlitch n’exigeait de chacun que ce qui lui était dû : pourvu qu’on lui témoignât des égards et qu’on lui baisât la main, il se mettait en quatre pour rendre service.

— Qu’a-t-il donc fait à Borovkof ?

— Vois-tu, mon amour, Borovkof Ivan Nikitich était le propre neveu de la veuve du major général, Nastasia Petrovna Sokolova... mais, vois-tu, Andriouchka, je te conterai plutôt quelque chose de cette Nastasia Petrovna. C’était une femme remarquable, mon cœur. Elle a fait beaucoup parler d’elle.., mais ne serait-il pas temps d’aller se coucher, mon ange ! Mes yeux commencent à se fermer. Je te parlerai demain de cette Nastenka... Pour le moment, que Dieu te garde... va te reposer... et que le Christ soit avec toi !... Viens que je te bénisse du signe de la croix... que le Seigneur veille sur toi ! Je te souhaite un paisible sommeil.... J’ai encore à faire mes prières... Tais-toi, Andriouchka... Tu seras riche, mon cœur... À forces de ferventes prières, je parviendrai bien à obtenir Vorotinetz...

 

II. NASTENKA BOROVKOVA

— Grand’mère !

— Quoi, mon chéri ?

— Et la promesse d’hier ?

— Quelle promesse, mon petit ?

— De me raconter l’histoire de Nastasia Petrovna.

— De Nastenka ? Te l’avais-je promis, Andriouchka ?

— L’aviez-vous oublié, grand’mère ?

— Je ne m’en souviens pas, mon amour. Ma parole, je ne m’en souviens pas. Ma mémoire me fait défaut, je ne sais pas pourquoi.

— C’est la vieillesse, grand’mère.

— Tais-toi donc, polisson que tu es, cesse de te moquer de ta grand’mère, tu es encore trop jeune, tu as encore aux lèvres le lait de ta mère. La vieillesse !..... Mon âge est-il si avancé ? soixante-sept ou soixante-huit ans, est-ce grand’chose ? Ma grand’mère la princesse Maria Iourievna Sviblova a vécu, ce que l’on peut appeler vivre... en effet, elle atteignit la vieillesse ! Elle mourut à cent-dix ans. Elle se rappelait le tzar Alexis Mikhaïlovitch... Lorsque celui-ci perdit sa femme, son veuvage lui étant bientôt à charge, il ordonna de réunir à Moscou les plus belles filles des boyards de tout l’Empire et choisit parmi elles sa tzarine. Ma grand’mère fut du nombre de ces jeunes filles et le souverain vint la contempler dans son lit pendant son sommeil..... C’était le jour de Saint-Spiridon, le 12 décembre..... Ma grand’mère était issue de la race des prince Soutzef..... Le souverain ne daigna pas la trouver à son goût, et ce fut Natalia Kirilovna Narichkine qui devint tzarine..... Dans sa jeunesse, ma grand’mère était dame du palais auprès de la tzarine Agafia Séménovna et, après la mort de celle- ci, elle passa chez la tzarine Tatiana Mikhaïlovna, et se consacra à la confection et à la broderie des bonnets d’évêques..... Et que de choses intéressantes, elle narrait, la défunte,..... au sujet des troubles des Streletzs, des sectaires et des Allemands établis à Kokoui[6] ! Ma grand’mère n’aimait guère ces derniers : elle ne pouvait les souffrir : ce n’était, disait-elle, qu’un tas de coquins et d’ivrognes. Frantz Iakovlef Lefort demeurait de ce temps-là parmi eux à Kokoui, et il y organisait de tels festins et de telles réunions qu’en y songeant, à Moscou, on faisait le signe de la croix et on murmurait une prière... Ces réunions avaient lieu de préférence chez le marchand de vins Maus, dont la fille Anne était la maîtresse en titre de ce Lefort. Ma grand’mère, la princesse Maria Iourievna, connaissait personnellement cette Maus. Elle disait que cette fille, malgré sa conduite déréglée, était d’une beauté merveilleuse, d’une beauté telle qu’il était de toute impossibilité de la décrire..... D’ailleurs cette Maus fit elle-même fortune et tous ses parents eurent de brillantes carrières. Sa sœur fut dame de palais, son frère Wassili fut chambellan et cependant, sur la fin du règne de Pierre-le-Grand, on lui trancha la tête pour toutes sortes de méfaits[7]. Sa tête fut longtemps exposée au bout d’une haute perche... Tais-toi, Andriouchka, sois sage, et un jour, je te redirai tout ce que ma grand’mère m’a raconté au sujet de cet événement..... C’est une histoire bien curieuse, mon pigeonneau, bien intéressante : il y a de quoi conter, il y a de quoi prêter l’oreille..... Mais au fait de quoi causions-nous ?

— Vous vouliez nous parler de Nastasia Petrovna, grand’mère.

— C’est cela, c’est juste, mon bijou, de Nastasia Petrovna, de la Sokolova. Elle était née Borovkof, la fille du général-lieutenant Piotre Andreitch Borovkof, mon cœur. Je l’ai connue intimement dès son bas-âge. Elle était plus jeune que moi, je pense, de sept à huit ans. Pourtant nous avons joué à la poupée ensemble. Il faut avouer que j’étais déjà mariée, lorsque Nastenka n’avait encore que huit ans. Je me suis mariée assez jeune, Andriouchka, je n’avais pas encore quatorze ans accomplis ; aussi, les trois premières années de mon mariage, j’avais conservé mes habitudes d’enfance... Ton aïeul, Fédor Andreitch, me faisait présent, chaque fête, d’une poupée. « C’est pour toi, ma petite enfant de femme, disait-il, amuse-toi, distrais-toi ! » Il m’aimait bien, le défunt, Dieu donne la paix à son âme. Et qu’elles étaient belles, ces poupées, Andriouchka !.... C’étaient des poupées de Nuremberg..... Elles étaient si curieuses, si amusantes que j’aurais joué toute ma vie avec..... Des poupées merveilleuses !..... Aujourd’hui, mon cœur, on n’en voit plus..... Des poupées de Nuremberg tout ce qui faisait les délices de notre siècle, tout cela a disparu !..... Et que disais-je, Andriouchka ?

— Vous parliez de Nastasia Petrovna Borovkova, grand’mère !

— Oui, c’est cela..... de Nastenka. Je la connaissais très intimement, mon cœur..... Je l’ai connue enfant..... et ensuite à la cour de l’impératrice Catherine II. À l’époque où les courtisans les plus hauts placés craignaient sa mauvaise langue autant que le feu... Dans sa jeunesse, c’était une personne charmante et agréable sous tous les rapports : la fille d’un général ayant une grosse fortune et si belle que tous les petits-maîtres en devenaient follement amoureux. Bon nombre de ces petits messieurs souffraient à cause d’elle..... Vraiment elle était d’une beauté rare !... Ses toilettes étaient recherchées et du meilleur goût... Je la vois d’ici, à ses débuts dans le monde.

C’était au bal chez la duchesse de Courlande, celle qui s’était enfuie de Iaroslav, de chez ses parents, et avait embrassé notre religion orthodoxe.

L’impératrice Élisabeth la maria au prince Chtcherkosof... Elle était bossue et laide... Ce soir-là Nastenka fut adorable... merveilleusement belle ! L’impératrice la remarqua et daigna lui donner sa main à baiser... Elle portait une robe de brocard blanc, ornée de dentelles de Brabant, à paniers relevés ; elle était comme de raison, poudrée et coiffée à la Crochet, avec des boucles qui lui tombaient sur les épaules. Son teint était d’une fraîcheur incomparable, son sourire était enchanteur, ses sourcils, de la vraie zibeline de Sibérie ; quelques mouches étaient collées sur son gracieux visage : une au-dessous du sourcil gauche, une autre sur le front, près de la tempe. Ces mouches faisaient le désespoir des petits-maîtres, car celle du sourcil signifiait une volonté inflexible, et celle du front marquait le sang-froid.

Nastenka dansait à ravir et était l’objet de l’admiration générale. Quelle était gracieuse dans la polonaise ! La taille légèrement penchée, l’éventail aux lèvres... elle était délicieuse... Et quelle taille, quelle souplesse ! En un mot une taille svelte et bien proportionnée. Une reine, une vraie reine !...

Elle était la première élève de Landais.

Oh non !... Pardon, Andriouchka... c’est moi qui étais l’élève de Landais... Il était le premier maître de ballet du temps de l’impératrice Élisabeth et c’est lui qui donnait des leçons de danse à l’empereur Pierre III et à l’impératrice Catherine lorsque celle-ci n’était que fiancée... Nastenka ne put avoir pour maître de danse Landais, car il mourut du temps qu’elle était encore enfant...

Elle eut pour maître de danse Granger, un maître de ballet comme lui aussi... Il montait de brillants ballets au théâtre de l’Ermitage : Faune jaloux, Apollon et Daphnis... Comme maître de danse, il avait un grand succès, car Panine le chargea de donner des leçons de danse à l’empereur Paul...

Donc Nastenka était son élève, et elle était si gracieuse qu’on l’invita à plusieurs reprises au théâtre du Palais d’hiver pour remplir le rôle de Galatée... et qu’elle était délicieuse en Galatée ! Un papillon d’or à la main, elle dansait un pas de trois avec les comtesses Chtchernychef...

Vois-tu, Andriouchka, la Chtchoglokova, Sophia Nikolaevna, que l’empereur Pierre III appela la fresle de la cour[8], dansait merveilleusement, n’est-ce pas ? Elle faisait l’admiration de tout le monde : eh bien ! il arrivait à Nastenka de la surpasser en grâce. Elle dansait la manimasque et les matradours mieux que la Chtchoglokova. Celle-ci faillit en mourir de rage, et dans les menuets, Nastenka ne lui cédait en rien... Oui, mon cher !... elle était si modeste, si douce, si bonne, si affable !... Vraiment, mon cœur, à l’âge de seize ans ou dix-sept ans, tout le monde la considérait comme un ange descendu du ciel. Oui, mon ami, c’était une personne compatissante et sensible.

Son père et sa mère l’adoraient, elle était leur fille unique, un enfant qu’ils avaient longtemps demandé à Dieu. Ils n’avaient d’yeux que pour elle. Mais ils lui rendirent un mauvais service en lui donnant dès son enfance pleine liberté d’agir à sa guise. Nastenka ne fut jamais contrariée en rien, ne connut que sa volonté, n’eut jamais de réprimandes, au fond si salutaires. Eh bien ! elle finit par mal tourner !... Elle sortit complètement de la bonne voie... Son esprit s’égara à tel point qu’à vingt ans elle devint méconnaissable.

Toujours les livres !...

À force de lectures, ses idées se brouillèrent. Elle lisait tout ce qui lui tombait sous la main, sans distinction, sans discernement. Ses parents ne le lui défendaient pas : « Lis ce que bon te semble », disaient-ils.

Aussi Nastenka se bourra la tête d’idées absurdes et incohérentes et se perdit sans retour.

Encore enfant, elle se passionnait pour ces lectures. Tout en jouant aux poupées, elle récitait des tirades, des tragédies de Racine. Elle savait par cœur la Henriade. Elle étalait les poupées sur la table et leur déclamait des passages de Médée. Ces livres-là, à la rigueur, pouvaient être tolérés, c’étaient de bons livres... mais à l’âge de dix-sept ans, il lui tomba sous la main l’Enfant Prodigue de Lachaussaie. Nastenka le lut et se jeta à corps perdu dans les comédies larmoyantes. Elle se passionna pour Jean-Jacques Rousseau, et devint d’une sensibilité exagérée. Elle ne parlait que de nature et Dieu sait, de quels droits de l’humanité.

En un mot elle divaguait.

Selon moi, mon bijou, si elle avait un penchant si irrésistible pour la lecture, elle aurait dû lire des romans. C’est bien plus agréable... et on ne court pas le danger de mal tourner. Dans le vieux temps, Andriouchka, on publiait des romans vraiment remarquables... Aujourd’hui, je pense, mon pigeonneau, on ne sait plus en écrire de semblables. Vois par exemple le roman de le Sage, Gil Blas, ou le Diable boiteux... Que ces romans étaient entraînants !... Les as-tu lus, Andriouchka ?

— Je les ai lus, grand’mère.

— Ce sont de très bons livres. Lis-les-moi un jour, cela me fera grand plaisir, car ces romans sont incomparables... Nous avions encore des livres d’un autre genre, tout ce qu’il y a de plus intéressant. As-tu lu Boccace ?

— Je le connais, grand’mère !

— Et les contes de la Fontaine, pas les fables, ses contes, ses contes ?

— Je connais aussi ses contes, grand’mère !

— Ah !... fripon, tu as déjà eu le temps ! Tu ne m’en lis jamais pour faire plaisir à ta vieille grand’mère. N’est-ce pas que ces contes sont amusants, tout ce qu’il y a de plus délicieux ?.... Il faut avouer que nous toutes nous goûtions fort ces contes-là. Mais Nastenka ne les lisait pas et n’avait jamais aimé les romans.

Elle s’était passionnée, vois-tu, pour la philosophie, elle ne citait que Montesquieu, Diderot, Jean-Jacques. Il est vrai qu’alors c’était la mode à la cour. Même l’impératrice correspondait avec Voltaire. Aussi, tout le monde devint philosophe...

Cela ne dura pas longtemps, car on s’aperçut que la philosophie ne nous convenait guère...

C’est à cette époque que Nastenka se mit à divaguer : « C’est l’âge d’or qui est arrivé, disait-elle : on peut parler de tout en pleine liberté. » Et la voilà partie, partie. Son bavardage aboutit à lui faire visiter les villes de la Sibérie. Voilà ce que fut son âge d’or.

— Grand’mère, que lui arriva-t-il donc ?

— Mais naturellement, elle perdit complètement la raison. Elle commença par tourner en ridicule ceux qui entretenaient des fous et des bouffons. « C’est une honteuse coutume, disait-elle, digne des barbares »... Il faisait beau l’entendre !

— Mais n’avait-elle pas raison, grand’mère ?

— Raison ?... Comment raison ? Et pourquoi un gentilhomme devrait-il se priver de bouffons ?... c’est fort amusant... N’oublie pas, mon pigeonneau, que non seulement il y en avait à la suite des grands seigneurs, mais que, même à la cour des souverains, ils ont subsisté de tout temps...

Nous avions aussi à Pétersbourg des bouffons, à la cour de l’impératrice Anne, et quels bouffons !... Le prince Volkonsky remplissait la fonction de gouverneur des chiens de l’Impératrice. On maria le prince Galitzine à une naine kalmouke, et on les logea dans le palais de glace... L’empereur Pierre le Grand eut pour bouffon Balakisef, un homme aussi de bonne race et toute une collection de cardinaux, et à leur tête était le prince pape. En premier lieu, ce fut Zotof, le précepteur de l’empereur, et plus tard Boutourline... Voilà de quelle qualité étaient ces gens !...

L’impératrice avait aussi une bouffonne, Matrevna Danilovna. Celle-ci lui rapportait tous les racontars de la ville... Les courtisans la craignaient beaucoup... ils briguaient ses bonnes grâces. Rileef, le maître de police, offrait un cadeau à Matrevna Danilovna à chaque fête, afin qu’elle n’aiguisa pas trop sa langue contre lui. Je l’ai aussi connue, cette Matrevna Danilovna, connue personnellement même.

Nastenka n’approuvait pas aussi la coutume des gens de qualité d’entretenir dans leur maison des pique-assiettes. On les appelait des parasites. Ils étaient quelquefois au nombre d’une douzaine et même plus, et servaient à divertir leur bienfaiteur. Ceux qui excellaient dans la danse devaient danser, ceux qui savaient rimer des vers étaient obligés de composer des odes, et ceux qui avaient le vin drôle étaient constamment tenus en état d’ivresse ; on les faisait boire du matin au soir comme des cochons... Aussi en raison des distractions qu’ils procuraient à leur protecteur, ils étaient nourris, et les jours de fête, on leur faisait don des vieux habits des maîtres... Que peut-on trouver à y redire, mon petit !... Ce n’était que charité chrétienne...

Ah oui !... les grands seigneurs de ce temps aimaient à secourir les malheureux. Ils vivaient largement, et procuraient à leur prochain le moyen de subsister... Et s’il arrivait quelquefois que sans distinction de rang la parenté fut fustigée, le malheur n’était pas irréparable : son dos n’avait pas été acheté au poids de l’or. Si les os restent intacts, la chair reprendra ses droits, et recouvrira les endroits endommagés... Les gens de qualité n’avaient-ils pas le droit de se distraire ?

Eh bien ! Nastenka envisageait les choses différemment. « Tout cela, disait-elle, c’est de l’esclavage tartare »...

Voilà quelles opinions elle se permettait d’émettre... Elle divaguait sans mesure ! Encore si elle se fût contentée de radoter ces sottises chez elle, entre quatre murs ! Mais non, elle les criait tout haut dans le monde, en société. Elle ne se gênait nulle part et devant personne, aux réceptions de la cour, chez Locatelli[9], et aux réunions du grand monde... Elle ne tenait même pas compte de la présence du prince Grigori Orlof, mais ce prince lui-même n’aimait-il pas aussi parfois à confirmer les dires de Nastenka et à prendre le parti des manants ? Cela froissait les personnes honorables, les courtisans ; ils en étaient à juste titre offensés.

Quant aux petits-maîtres, épris de la beauté de Nastenka, ils couraient à elle comme des brebis attirées par le sel. Elle leur contait un tas d’invraisemblances et ceux-ci l’écoutaient de toutes leurs oreilles et faisaient chorus avec elle... Il y en avait qui, afin de gagner ses bonnes grâces, répétaient ses absurdités dans le monde... Elle perdit tous les jeunes gens : son influence fut on ne peut plus pernicieuse.

Elle n’observait pas les jeûnes... Un jour, je lui conseillais d’interroger l’avenir au moyen du café... Eh bien, mon petit, elle ne croyait plus en l’efficacité du café !...

Voilà ce que c’est que les livres de philosophie ? Ne les lis pas, Andriouchka !

Elle s’en prit aussi aux demoiselles élevées par les gens riches. Que lui avaient-elles fait ces demoiselles ! Je n’ai jamais pu le comprendre.

De mon temps, mon ami, c’était la mode d’avoir dans chaque maison noble des demoiselles qu’on élevait. Les dames, qui n’avaient pas d’enfants, et surtout les vieilles filles, aimaient à s’en entourer. Moscou surpassait Pétersbourg sous ce rapport, et là, ces demoiselles étaient nombreuses. On ramassait les petites mendiantes ou bien l’on prenait les filles de roturiers ou de gens de la petite noblesse. Dans chaque maison il s’en trouvait deux ou trois, et les personnes de qualité en avaient des dizaines. Ou s’amusait à les élever, et en même tempe on faisait leur bonheur.

D’ailleurs, les vieilles filles et certaines dames le faisaient pour rendre la maison plus gaie et plus attrayante. Les jeunes gens n’étaient plus assidus auprès des dames mûres et ne les fréquentaient que les jours de fêtes, pour les dîners ou sur invitation. Aussi manquaient-ils à ces dames habituées à leur société, et, afin de les attirer chez elles, elles ornaient leurs maisons de demoiselles pauvres, mais jeunes...

Plus ces demoiselles étaient jolies, plus les visites des petits-maîtres devenaient fréquentes. Elles les attiraient comme le miel les mouches, ce qui causait bien du plaisir aux vieilles dames que cela amusait de se voir entourées de jeunes gens et qui se souvenaient de leur jeunesse hélas ! passée.

Nastenka trouva à redire à cet usage. Elle criait à pleins poumons que ce n’était pas un bienfait, mais une dépravation, un genre d’esclavage, de joug tartare. « Ces demoiselles, disait-elle, passent de l’état libre à l’état de servitude. »

Elle le proclamait ouvertement dans ces termes devant tout le monde. Aussi comme ces vieilles dames la détestaient ! Il lui arrivait de parler ainsi en société. Et les vieilles filles présentes, assises aux tables de jeux, tout en s’offrant en silence une prise de tabac, lui lançaient des regards pleins de haine. Aussi, elles ne la ménageaient pas. Elles faisaient courir sur son compte les bruits les plus absurdes, les commérages les plus invraisemblables, s’efforçant de nuire en toute façon, à sa réputation...

Elles sont méchantes les vieilles filles, mon ami !...

Je disais un jour à Nastenka :

— De grâce, ma bonne, d’où te viennent de semblables idées ? Comment peut-tu dire que ce n’est pas un bienfait d’élever ces demoiselles ? Le Seigneur ne nous a-t-il pas recommandé de secourir les orphelines ?

Elle me répondit ceci :

— Beau secours, ma foi ! On recueille de pauvres fillettes pour les martyriser toute leur vie.

— Comment mon ange, les martyriser ? Mais n’est-ce pas un bonheur pour ces petites gueuses d’avoir pour maître de danse, le maître de ballet de la cour, d’avoir pour maîtresse de français une Madame qu’on fait venir de l’étranger et enfin d’avoir tout ce qu’il leur faut ? N’est-ce pas un bonheur pour ces filles de rien d’être élevées dans la société des princesses et des comtesses, et d’être les compagnes des fresles de la cour ? N’est-ce pas un bonheur pour ces filles de manants ou de petits gentilshommes d’être courtisées par des petits-maîtres qui, dès leur berceau, furent promus au grade de sergent de la garde ? Ma foi ! Nastenka, tu es ridicule... Tu as perdu la tête, mon amour !... Tu ne raisonnes pas en fille de noble, ma délicieuse !

Elle me répliquait :

— Ce n’est pas cela qui fait le bonheur de l’humanité. Elle est heureuse, l’existence échue aux demoiselles élevées par la princesse Doudenef !... L’une d’elles est la surveillante des petits chiens. Une autre est obligée de courir du matin au soir les magasins et les couturières et, le soir, de lui dire la bonne aventure ou bien de lui lire à haute voix les Tcheti Minei[10]. Aujourd’hui, demain, la vie durant, c’est de même... Elles doivent supporter tous les caprices de la princesse, toutes ses boutades, ses injures, ses accès de folie, et à tout propos lui baiser la main... N’est-ce pas de l’esclavage, de la servitude ? Qu’en penses-tu ? Et puis si un misérable neveu de leur bienfaitrice fait à l’une d’elles des propositions outrageantes et qu’elles refusent de se plier à ses exigences immorales, on les chasse de la maison dans l’état dans lequel elles sont venues au monde.

En effet, Andriouchka, il y eut un cas semblable. Ceci se passa chez la princesse Toumaskoï, une vieille fille.

Son neveu, le lieutenant baron de Lederleikher s’éprit d’une demoiselle élevée par sa tante. Le père de cette jeune fille avait été tué pendant la campagne de Prusse, et sa mère était morte de misère. Aussi la comtesse, par charité chrétienne, l’avait-elle recueillie, et l’élevait dans sa maison... Lorsque le baron pressa la jeune fille de céder à ses désirs, elle se révolta et refusa net... Il ne put en venir à bout et recourut à l’aide de sa tante.

Or, la comtesse adorait ce neveu qui était son enfant gâté. Elle exhorta la jeune fille du major à ne pas faire la cruelle, mais celle-ci ne céda pas. « Qu’il m’épouse », disait-elle ! Elle n’était pas dégoûtée ! Vois-tu, elle désirait être baronne !...

Elle causa beaucoup de peine à la pauvre comtesse : les bonnes paroles, les menaces n’eurent aucun effet.

La comtesse lui coupa ses tresses, l’enferma dans la cave, la priva de nourriture ; même résultat. Elle resta inébranlable. C’était une vraie têtue. Que faire ? La comtesse se vit obligée de la mettre à la porte avec l’héritage de ses parents qui ne comportait qu’une petite croix et un anneau d’alliance.

Plus tard, le bruit se répandit qu’elle s’était jetée tête basse dans la galanterie et qu’elle était pensionnaire d’une maison mal famée.

N’était-ce pas une sotte, mon pigeonneau !

N’aurait-il pas été plus convenable de devenir la maîtresse du baron au lieu de faire tant de honte à la comtesse ? Chacun savait qu’elle avait été élevée dans sa maison ! Voilà de quelle façon elle reconnut les bienfaits de sa bienfaitrice !

La pauvre comtesse versa alors beaucoup de larmes à cause de ce déshonneur.

— Les péchés de cette jeune fille retomberont sur sa tête, grand’mère.

— Comment !.. comment ! Comparer une fille débauchée à une comtesse... Aie honte, mon cœur ! c’est honteux, très honteux, mon cœur, de manquer ainsi de respect aux personnes de qualité... Ce n’est pas à toi de te faire leur juge. Tu es encore trop jeune et d’un rang trop modeste, souviens t’en bien...

Autrefois Nastenka parlait comme toi... et qu’advint-il ? Elle disparut, cette petite femme, sans laisser de traces...

Je la sermonnais bien souvent sur ses discours absurdes, comme je te fais la leçon à toi.

— Tu bats la campagne, ma délicieuse, lui disais-je, tu t’es emplie la cervelle d’idées malsaines... Élever des demoiselles est une œuvre chrétienne.

— Toi, ma belle, tu n’y comprends rien, quoique tu sois mariée et que tu sois plus âgée que moi.

Qu’y avait-il à comprendre ? Elle divaguait, cette chérie, elle divaguait tout bonnement.

Elle ne toléra pas que ses parents élevassent des demoiselles. Du temps de son enfance, les Borovkof en avaient trois : la fille d’un secrétaire, et deux filles de pauvres gentilshommes... Dès que Nastenka fut d’âge de se charger de la direction de la maison, car sa mère atteinte de maladie avait perdu l’usage des pieds et des mains, elle demanda à ses parents d’éloigner ces demoiselles de la maison. Elle insista si fort que les Borovkof s’en séparèrent.

Le fit-elle par méchanceté, ou vraiment afin de rendre service à ces filles, je ne saurais le dire.

Le fait est que voici ce qui se passa.

Peu de temps avant le départ de ces filles, une d’elle fut atteinte de la petite vérole. Cette maladie est affreuse, quand elle ne tue pas, elle défigure toujours, et en plus elle est contagieuse... Le docteur fit transporter la malade dans une aile éloignée, et en défendit l’approche à tous ceux qui n’avaient pas eu la petite vérole.

Eh bien !... imagine-toi que Nastenka voulut soigner elle-même la malade... En vérité elle avait perdu la raison ! Soigner une varioleuse !... Son père et sa mère ne purent l’en dissuader. Ce fut à grand’peine que Piotre Andreitch parvint à lui faire entendre raison... Nastenka se calma... mais la nuit, quand dans la maison tout dormait, elle se chaussait sans bruit, couvrait ses épaules d’un manteau, traversait la cour à pas de loup et allait soigner la malade...

Et figure-toi, Andriouchka, que la petite vérole l’épargna...

Aussi, quand la princesse Doudenef eut vent de son équipée, elle ne la ménagea pas et jura ses grands dieux que Nastenka se rendait dans l’aile non pour soigner la malade mais pour voir ses amants.

Longtemps après, Borovkof dit un jour à sa fille.

— Tu t’ennuies, mon enfant, tu es toujours seule. Il te faudrait une compagne. Hier, au bal de Locatelli, j’ai entendu parler d’un capitaine de l’armée qui est venu à Pétersbourg avec une nombreuse famille, et qui y est mort subitement. Il a laissé six orphelins en bas âge : ils n’ont ni père, ni père, ni avoir, ni abri, ils sont dans la misère, on les distribue parmi les riches maisons. Pourquoi ne prendrions-nous pas une des filles de ce capitaine ? On m’a dit qu’il avait une fillette de quinze ans : elle peut te convenir.

— Non, mon père, répliqua Nastenka. Ne la prenez pas. La vie d’une orpheline est dure, mais elle l’est encore plus en la maison d’autrui. Au nom de Dieu, mon père, ne le faites pas. Allez plutôt voir Betzky et demandez-lui qu’on reçoive les orphelines au couvent de Smolnoi, et s’il n’y a pas de vacance aux frais de la couronne, vendez mes diamants et assurez leur entretien.... Dimanche à la réception de la cour, je prierai de mon côté la princesse Catherine et la de Lapoune[11].

Nastenka se donna tant de peine que deux filles de ce capitaine furent reçues à Smolnoi et lorsqu’elles eurent achevé leurs études, les Borovkof les marièrent. Nastenka leur fit un superbe trousseau !...

Elle en faisait bien d’autres, mon pigeonneau, elle tenait des discours très téméraires !... Jette un coup d’œil par derrière la porte, Andriouchka, vois s’il n’y a pas de fille de chambre par là... qu’elles ne surprennent pas notre conversation ! Il ne leur convient pas d’entendre parler de ces choses.

Enfin, continua ma grand’mère, elle arriva au point, — ici, ma grand’mère baissa la voix — que, partout où elle se trouvait, elle répétait, comme une crécelle, que la noblesse n’a pas le droit de posséder des serfs... « Ce sont, disait-elle, des êtres humains aussi bien que nous... »

Entends-tu, mon petit ?.. Elle se comparait elle-même à ses valets... « Personne, disait-elle, n’a le droit de châtier lui-même un serf »... Saisis-tu, mon ami, la portée de ces paroles ! Toujours cette philosophie et ces mauvais livres qu’elle passait des nuits à lire ! Elle ne faisait que citer Jean-Jacques, et toujours Jean-Jacques ; voilà où ce Jean-Jacques l’a fait aboutir ! L’affranchissement des serfs ! mais l’état de liberté, mon pigeonneau, est le privilège de la noblesse acquis par les services rendus au pays par plusieurs générations, et Nastasia Petrovna aurait voulu rendre la liberté à toute cette race de vilains !...

En haut lieu, on fut très mécontent de l’entendre parler ainsi, et on menaça de la calmer, de l’enfermer dans un cloître, ou de l’installer dans une maison de fous derrière une bonne grille. Elle eut peur et cessa de tenir ses pernicieux propos...

Juge toi-même, mon pigeonneau : est-il convenable à une jeune fille de raisonner ainsi ? Non seulement ce n’est pas convenable mais encore c’est très maladroit. Sa tête avait toujours été mal équilibrée : aussi on disait qu’on lui avait jeté un sort.

Il lui passait par la tête des folies de tout genre.

En été, les Borovkof louaient une campagne ; mais, du vivant de la mère de Nastenka, ils allaient passer la belle saison dans leur propriété aux environs de Moscou. Et que faisait-elle à la campagne ? Elle recherchait la société des femmes et des filles du village, voilà jusqu’à quel degré elle s’abaissait !

Et qu’imagina-t-elle encore. Elle demanda à son père de faire venir un diacre, afin qu’il apprît aux enfants du village à lire et à écrire. Tout à fait ridicule !... Conçois-tu la nécessité d’instruire le paysan ! En a-t-il besoin ? Le paysan doit savoir labourer la terre, battre le blé, faucher le foin. Pour quelle raison lui mettre un livre en main ? Mais ce livre, il le boira au cabaret.

Piotre Andreitch Borovkof ne se plia pas aux exigences si extravagantes de Nastenka. Et comme alors survint la maladie de sa femme et qu’ils n’allèrent plus dans leurs terres, la folie de sa fille n’eut pas de suite.

Elle avait déjà trente ans, mais elle était toujours merveilleusement belle ; et même avec l’âge elle avait encore gagné en beauté... elle ne se mariait pas, et elle ne désirait pas se marier.

Bien des petits-maîtres de la haute société étaient fous d’elle, mais elle ne leur prêtait aucune attention ; elle continuait à porter des mouches au-dessus du sourcil gauche et sur la tempe. Elle ne manquait ni de soupirants ni de partis. D’ailleurs cela se comprend, elle possédait plus de quinze cents âmes dans le gouvernement de Zimogorsk, et sa beauté était vraiment rare.

Les courtisans et les officiers de la garde la pressaient de déclarations, mais Nastenka faisait la sourde oreille.

Personne ne parvint à la décider à porter une mouche sur le côté droit de la bouche, ce qui signifiait « osez et pariez ».

Il y en avait qui, selon l’ancien usage, recouraient à des intermédiaires, mais ceux-là aussi n’eurent aucun succès.

Borovkof éconduisait brutalement ceux qui se présentaient de la part de gens qui n’avaient pas de très belles positions dans le monde.

Qu’attendait donc Nastenka ? Un prince du sang ? Ou une tête couronnée, je ne saurais le dire.

Il faut pourtant avouer, mon cœur, qu’il y eût en effet un prince du sang qui la rechercha eu mariage. Mais elle refusa. « C’est un ivrogne, disait-elle, et puis il a un trop grand nez. »

Ce prince était un étranger. Il venait de la Géorgie ou de l’Iméréthie. De mon temps, plusieurs princes de ce genre demeuraient à Moscou. Seulement, ce n’étaient que des imbéciles et de plus ils s’adonnaient à la boisson et avaient un caractère querelleur.

Avec le temps tout le monde détesta Nastenka.

Chacun avait une dent contre elle : les vieilles filles et les dames à cause de ses propos au sujet des jeunes filles qu’elles élevaient et de son habileté à tirer au clair leurs commérages ; les jeunes, portant envie à sa beauté ; les petits-maîtres froissés de son indifférence, la noblesse, à cause de ses discours absurdes sur l’état des serfs.

Elle se fit des ennemis des personnes les plus haut placées.

Pense donc, mon pigeonneau, qu’elle se laissa aller à qualifier publiquement, sans aucune pudeur, de voleurs et de spoliateurs les fonctionnaires les plus importants, les soutiens, pour ainsi dire, du trône ; elle était réellement folle !...

Souvent, ne nommant pas la personne, elle dévoilait sans la moindre gêne ses actes illégaux et causait ainsi bien du tort à beaucoup de monde. Aussi on la détestait de plus en plus. Une fille de rien se mêler des affaires de l’État !

On craignait surtout que l’Impératrice ne rapprochât de sa personne cette fille si funeste, qu’elle n’en fit sa confidente ou sa demoiselle d’honneur !... Aux réceptions de la cour et à l’Ermitage, l’Impératrice lui témoignait une bienveillance hors ligne ; et, un jour même, elle s’entretint avec elle d’affaires graves. La princesse Dachkova en fut extrêmement froissée...

Du reste, mon petit, chacun ne pense qu’à soi, et on la craignait.

Tout de même, pendant un certain temps, on supporta Nastenka. « Elle finira pas se lasser, disait-on ; les propos d’une jeune fille n’ont pas d’importance. »

Mais quand elle fit encourir à Gavrilo Petrovitch Mikianine le courroux de l’Impératrice, on commença à songer à trouver un moyen d’éloigner de Pétersbourg cette fille incommode, de délivrer la capitale de sa présence, de la reléguer dans quelque trou de campagne pour qu’elle ne puisse plus donner signe de vie, et même, avec l’aide de Dieu, de lui faire prendre le chemin de l’exil.

Et voilà comment Nastenka fut cause de la disgrâce de Gavrilo Petrovitch Mikianine.

Les Borovkof avaient une campagne sur la route de Peterhof.

Ils y passaient les étés depuis la maladie de la mère de Nastenka.

Une paysanne d’un village voisin du nom d’Agrafena apportait chaque année à Nastenka des champignons, des fraises et des fruits de saison.

Un été, les Borovkof se rendirent comme d’habitude à la campagne. Agrafena ne vint pas les visiter : la saison des morilles passa, puis celle des fraises ; les framboises commencèrent à mûrir. Agrafena n’apparaissait pas. Nastenka en conclut qu’elle était morte. Et cela lui fit beaucoup de peine. Elle s’attachait toujours à ces gens du peuple.

Vers la fin de l’été, un beau matin, Nastenka reconnut une voix qui criait au dehors : « Des concombres verts, des haricots turcs, des pommes nouvelles ! »

Nastenka courut à la paysanne et la questionna sur la cause de son absence pendant la plus grande partie de la saison.

Celle-ci fondit en larmes en disant :

— Ah ! ma bonne demoiselle ! Nous avons dû pécher aux yeux du Seigneur, car il nous a envoyé un grand malheur... Nous sommes tombés dans une bien triste affaire. Nous allons être complètement ruinés, nous serons forcés de mendier notre pain.

— Qu’est-ce donc ? demanda Nastenka.

— Voilà la septième semaine que mon mari est en prison.

— Comment cela ?

— C’est ainsi, ma bonne demoiselle, on l’a enfermé, et voilà.

— Qu’a-t-il fait ?

— Ah ! mon Dieu ! c’est une telle affaire, ma petite mère, que je ne sais comment te la dire. Il est coupable, mon Trifonitch, mon aimable demoiselle. Il est coupable et il ne nie pas sa faute. « En effet, dit-il, le malheur s’est abattu sur moi. Je suis fautif. » On dit qu’il sera exilé en Sibérie et moi aussi. Moi, je n’y suis pour rien. J’ai seulement chauffé le four et cuit les pains.

— Mais qu’a-t-il donc fait ? est-il accusé de vol ou de meurtre ?

— Ah non, ma bonne demoiselle ! mon Trifonitch est-il un homme capable de faire cela ? Le bon Dieu lui a accordé le moyen de s’instruire. Il lit les livres religieux. Peut-il donc commettre un tel crime ? Mais à te parler franchement, ma belle demoiselle, moi, dans ma simplicité, je me dis souvent qu’il eût mieux valu pour Trifonitch d’être accusé de vol ou de meurtre. Dans ces sortes d’affaires, il arrive, quoique rarement, de sortir de prison et d’être acquitté. Or, mon Trifonitch, par sa bêtise et sa simplicité, s’est embourbé dans une telle affaire qu’il est impossible de s’en tirer.

— Mais qu’a-t-il donc fait ?

— Ah ! ma petite mère, il a commis un grand crime, il a brûlé un aigle pendant douze ans.

— Comment, il a brûlé un aigle ? Quel aigle ?

— Un aigle, ma petite mère, en vérité un aigle. Il l’a brûlé dans un four durant douze années. C’est vrai qu’il l’a brûlé pendant douze années, mademoiselle !

— Mais parle donc clairement, qu’est-ce ?

— Vois-tu, ma belle demoiselle, nous avions dans le four au centre du foyer un aigle, et on faisait chaque jour du feu sur cet aigle et on cuisait des pains. Trifonitch le brûlait, ma bonne, il faut convenir qu’il le brûlait.

Nastenka ne parvint pas à pénétrer le sens de ce récit, mais elle n’abandonna pas l’affaire. Elle alla aux renseignements, et voilà, mon cœur, ce qu’elle apprit.

Lorsque le palais d’hiver fut élevé, l’empereur Pierre III voulut à tout prix y célébrer la fête de Pâques. Tout le grand carême des milliers d’ouvriers travaillèrent nuit et jour, se hâtant de terminer l’ouvrage, mais on n’en vint à bout que juste avant les matines de la grande fête et le pré qui s’étendait devant le palais ne put être déblayé. Il était encombré d’une quantité de maisonnettes et de cabanes où logeaient les ouvriers et de restes de matériel de tout genre qui avaient servi à la construction du palais.

On s’aperçut qu’il faudrait six mois pour débarrasser la place de ces déblais et que cela occasionnerait de grandes dépenses. Or, l’empereur avait manifesté le désir formel de voir le pré déblayé le dimanche de Pâques. Que faire, qu’entreprendre ? Le baron Korf, le grand maître de police, s’en alla trouver l’empereur.

— Votre Majesté ne veut-elle pas avoir la générosité d’abandonner tous ces débris aux habitants de Pétersbourg, si bien que chacun puisse sans payer aucune rétribution, prendre dans ce pré ce que bon lui semblerait : les planches, les poutres, les briques, etc. ?

L’empereur Pierre lui donna son assentiment.

Aussitôt, des dragons parcoururent la ville, et annoncèrent à tout le monde que chacun était libre d’aller à la place du palais et de s’approprier ce qui lui conviendrait. Tout Pétersbourg se mit sur pied : de tous côtés on se hâtait de se rendre sur le pré du palais...

Et figure-toi, mon pigeonneau, qu’en vingt-quatre heures le pré fut complètement déblayé.

C’était le jour du Vendredi-Saint.

Nous envoyâmes aussi nos gens avec des charrettes, et nous fîmes une provision de bois de chauffage qui dura un an et demi. L’idée était bonne : tout le monde l’avait approuvée.

Saveli Trifonitch, le mari d’Agrafena, se trouvait justement de passage à Pétersbourg. Ayant appris que la police convoquait le peuple sur la place du palais, il s’y rendit comme tout le monde, le cher homme, et ramassa un tombereau de faïence et de briques de Hollande. Son four était en mauvais état. Aussi le répara-t-il avec les briques du palais... Il eût le malheur de poser au centre du foyer un carreau de faïence avec l’aigle impérial.

Douze ans s’écoulèrent.

Trifonitch, lors des réformes apportées par l’impératrice Catherine dans l’état des serfs de la couronne, fut élu syndic dans son baillage.

Son chef immédiat, Chtchekatounof Iakiof Sergueitch, qui administrait les biens de l’État, le prit en grippe....

Je le vois d’ici : c’était un petit vieux aux cheveux grisonnants, qui avait l’air d’un filou, il faut l’avouer...

Dans sa jeunesse, du temps de l’impératrice Anne, il était officier de l’armée, et l’on dit que quand il faisait partie le la Chancellerie secrète de la Petite Russie, il opprimait avec grande cruauté les contribuables retardataires.

Trifonitch, à ce qui paraît, ne lui graissait pas la patte. Aussi le prit-il en aversion. Pourtant, malgré tous les pièges qu’il lui tendit, il fut impuissant à lui nuire. L’époque n’était plus la même. Le temps de Biron était passé.

Un jour, Chtchekatounof se rendit dans le baillage de Trifonitch, et comme de raison s’arrêta dans sa maison, car malgré l’animosité qu’il lui portait, il exigeait que celui-ci le traitât de son mieux...

Agrafena présenta sur la table un pâté entier.

— Découpez-le vous-même, votre Honneur, dit-elle, comme il plaira à votre grâce.

Chtchekatounof coupa un morceau de pâté, et s’aperçut que sous la croûte de dessous il y avait l’empreinte d’un aigle.

— Qu’est ceci ? s’écria-t-il, d’une voix courroucée.

— C’est un aigle, répondit Trifonitch, un aigle, votre Honneur !

— Aurais-tu du pain impérial ? L’aurais-tu volé au palais ? Réponds !

— Peut-on me soupçonner d’une telle action, votre Honneur ? répliqua Trifonitch. Quelle idée ! Voler au palais de l’empereur ! Daignez jeter un coup d’œil dans le four. Là, dans le foyer, il y a un carreau de faïence avec un aigle, et son empreinte s’est reproduite sur la croûte du pâté.

Chtchekatounof regarda dans le four, et vit en effet qu’il y avait un aigle.

— Où as-tu pris ce carreau ! demanda-t-il.

— Sur le pré du palais, répondit Trifonitch, le jour où l’Empereur fit don à son peuple des matériaux restés de la construction de son palais.

— Et ainsi pendant douze ans tu as brûlé l’aigle impérial, s’écria Chtchekatounof, saisissant Trifonitch au collet. Ah ! comprends-tu, scélérat, que tu as mérité la Sibérie ?

Trifonitch se jeta à ses pieds.

Mais Chtchekatounof lui fit mettre les fers aux pieds et l’envoya en prison sous une forte escorte.

L’affaire fit une tournure grave.

C’était le temps des troubles de Pougatchef. Chtchekatounof rapporta à son chef Gavrilo Petrovitch Mikianine que Trifonitch était le complice de ce criminel d’État, et qu’il avait l’intention de soulever le peuple à Pétersbourg. Trifonitch était un paysan riche. Son coffre fort renfermait pas mal de roubles en argent : tout son avoir fut gaspillé.

Nastenka, ayant reçu ces renseignements, n’en dit rien à son père, mais fit grande toilette et se rendit en carrosse à Tzarskoe-Selo, la résidence d’été de l’impératrice.

Elle partit de grand matin et entrevit l’Impératrice à la promenade qu’elle avait l’habitude de faire sur les sept heures.

Nastenka se plaça près d’une pelouse de fleurs que l’Impératrice aimait à arroser elle-même. Bientôt apparurent en gambadant, deux petits chiens suivis par l’Impératrice en robe de chambre du matin, un chapeau et une petite canne à la main. Maria Savichna Perekousikhina[12] l’accompagnait, et un chasseur les suivait.

Nastenka tomba aussitôt à genoux.

— Qu’avez-vous, ma chère ? de quoi êtes-vous si émue ? lui demanda l’Impératrice.

— J’implore la justice et la miséricorde de Votre Majesté.

L’impératrice sourit.

— J’implore Votre Majesté pour celui pour qui personne n’intercède, continua Nastenka. Pour un simple paysan qui est la victime innocente de la scélératesse et de la cupidité. Il est en prison. Son bien est dilapidé. L’honnête Saveli Trifonitch, qui était un riche paysan, est réduit à la mendicité.

Nastenka eut à peine prononcé ces paroles que l’Impératrice fronça les sourcils, son teint s’anima. C’était un signe visible, mon cœur, de sa contrariété.

— Vous ne savez pas en faveur de qui vous intercédez ! dit l’Impératrice avec colère. Trifonitch est un scélérat, c’est le complice d’un criminel d’État.

— Votre Majesté, on a calomnié un pauvre paysan sans défense. Dieu et vous peuvent seuls le sauver. Examinez son dossier.

L’Impératrice ne lui répondit pas, se détourna et gagna une autre allée...

Nastenka resta seule à genoux.

Trois semaines après, Trifonitch fut mis en liberté et tout son bien lui fut rendu,

Chtchekatounof fut révoqué et Mikianine reçut l’ordre d’aller habiter ses terres.

Le dimanche suivant, Nastenka fut mandée à la réception de la Cour. L’Impératrice l’accueillit avec beaucoup de bienveillance et, devant tout le monde, l’embrassa à plusieurs reprises.

— Je vous remercie, lui dit-elle, de m’avoir épargné le plus grand malheur des souverains, commettre une injustice. Nous avons basé notre règne sur la miséricorde et l’humanité, mais la perfidie de méchantes gens a failli me faire faire une injustice. Le Seigneur vous en récompensera.

Chacun s’empressa de féliciter Nastenka.

Le lendemain, tout le grand monde fit visite aux Borovkof, même ceux qui demeuraient à douze ou vingt verstes de leur campagne.

Nastenka et l’infamie de Mikianine et de Chtchekatounof faisaient le sujet de toutes les conversations.

Pourtant, les personnes haut placées ruminaient un autre projet. Elles songeaient au moyen de se défaire de Nastenka.

À cette époque, mon ami, le courtisan le plus en faveur était Liof Alexandritch Narichkine... Il était toujours de joyeuse humeur, et il excellait dans l’organisation de divertissements de tous genres. Il aimait à tourner en ridicule son prochain, mais ses saillies très mordantes avaient toujours l’air de résulter de sa simplicité, de sa naïveté. L’Impératrice lui témoignait beaucoup de bienveillance. Du temps qu’elle n’était que grande-duchesse, elle l’honorait de sa confiance, et lorsqu’elle monta sur le trône elle le combla de faveurs. S’il arrivait qu’aux réceptions de la Cour, on ne s’amusât pas et que Narichkine ne fût pas présent, l’Impératrice disait toujours :

— On voit bien que Liof Alexandritch est absent. Ma parole, il était capable de faire sourire un mort.

Il donnait de telles fêtes, que non seulement nous autres, mais les étrangers, en étaient émerveillés. Il donnait un bal dans sa splendide maison de campagne sur la route de Peterhof. Quels feux d’artifice il y brûlait ! Quelles étaient belles ces illuminations allégoriques ! Il est impossible de les décrire, mon bijou !

Galouppy lui-même dirigeait l’orchestre : c’était un homme vieux, bien vieux, mais dès qu’il se plaçait à son pupitre, ses yeux brillaient d’un feu aussi éclatant que ceux d’un petit-maître, lorsqu’il presse la main de la dame de son cœur. Qu’ils étaient beaux, les jardins de Narichkine, quelles fontaines ! Ma parole, quand on entrait dans ces jardins illuminés, on perdait la raison : un paradis terrestre, le royaume des cieux, en un mot... parole d’honneur, mon petit ! Un beau jour, je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui, Nastenka vint me voir. C’était la veille de la Saint-Élie.

— Vas-tu demain à la fête de Narichkine ? me demanda-t-elle.

— Non, ma délicieuse, lui dis-je, je n’y vais pas. Je n’ai pas reçu d’invitation,

J’en étais vraiment contrariée... Comment ? Les Borovkof y seront, et nous ne sommes pas invités !... c’est froissant ! J’étais alors jeune et, en outre, je n’étais pas la première venue... Mon mari avait le grade de général. Comment ne pas être contrariée ? N’est-ce pas, mon pigeonneau ?

— Je te félicite, ma délicieuse, je te félicite, lui dis-je, d’être invitée chez Narichkine... Nous sommes, nous autres, de petites gens sans importance : nous convient-il d’aller chez Narichkine ?

— Ce qui m’étonne, dit entre autres choses Nastenka, c’est qu’à cette fête ne sont invitées que les personnes du plus grand monde. Parmi les demoiselles Annette Nedeleva, les deux Chtchérémétef, la Panina, la Khitsevo... toute la fine fleur de la Cour... Pour quelle raison suis-je de ce nombre ? Je ne puis me l’expliquer.

— Cela veut dire, ma douceur, que tu fais partie de la fine fleur de la cour. Tu seras en faveur, lui dis-je, ne nous oublie pas alors.

Nastenka se mit à rire, à rire de bon cœur.

— Tu as découvert, dit-elle, la fine fleur de la cour ! Ma parole, comme cela me sied.

Ce disant, elle se mirait dans la glace. L’instinct féminin, mon cœur, se dévoile toujours. Est-il une jeune femme qui passera devant une glace sans y jeter un coup d’œil ! Pas une ne résistera à la tentation, mon pigeonneau, sois-en certain, pas une... car chacune d’elle, à toute heure, n’a qu’un désir, celui d’attirer à elle les hommes...

Mon cœur, ne les juge pas d’après leur silence et leurs airs hautains, ajoute foi aux paroles de ta grand’mère, mon ami, quand elle te dit que toute femme, dès l’âge de quatorze ans, n’a qu’une seule préoccupation, celle de mener une intrigue d’amour... je te le jure, mon cher...

Ne te laisse pas jouer par la dissimulation... sois audacieux avec celle qui te plaît... Tôt ou tard elle te cédera, crois-moi, mon bijou, je te parle en connaissance de cause... Mon ami, sois seulement plus entreprenant, et lorsque tu te verras près d’atteindre le but, ose tout... ne prête aucune attention aux larmes et aux prières... Ces supplications et ces larmes ne sont que convenances... Vois-tu, mon petit, ta grand’mère t’initie à la sagesse de la vie... Plus tard tu t’en souviendras, souvent, et tu me seras reconnaissant de mes conseils de bonne vieille.

Crois-moi, mon agneau, aujourd’hui comme de mon temps, pour toute femme et pour toute fille, il n’y a rien d’aussi doux que les étreintes de l’homme...

Serre-les, mon petit, de toutes tes forces, ne crains pas de les chiffonner, de leur broyer les os, plus tu y mettras de vigueur, plus tu causeras de plaisir... Au fait, de quoi parlions-nous, Andriouchka ?

— Mais toujours de la Borovkova, grand’mère... comme elle s’apprêtait pour le bal de Marichkine et se mirait dans la glace...

— En effet, mon ami, c’est cela... Elle pencha un peu la taille, en appuyant ses petites mains sur ses hanches, et ses yeux brillaient de mille feux... Dieu qu’elle était belle, merveilleusement belle !... Elle aimait à feindre qu’elle se croyait un laideron... et tout à coup elle devint soucieuse.

— Non, dit-elle, Paracha, quelle fine fleur de la cour je suis ! Et pourquoi l’Impératrice ne me chargerait-elle pas des fonctions de Matrevna Danilovna.

— Que le bon Dieu te bénisse, Nastenka. Tu ne te rends pas compte de ce que tu babilles... tu aspirerais à être bouffonne !... Quelle gloire, ma délicieuse.

— Le plaisir serait grand, dit-elle. Si j’étais homme, j’aurais voulu être procureur général, afin de pouvoir, à toute heure, rapporter à ma souveraine combien le peuple souffre, combien d’efforts il fait pour obtenir la justice qu’il ne parvient pas à trouver. Comme je suis née femme, je voudrais être bouffonne... Ah ! si je pouvais me parer du bonnet à grelots !... Que de vérités je dirais à la tzarine !...

— Tu divagues, Nastenka ! Tantôt tu dis qu’il n’est pas convenable d’entretenir des fous, tantôt, tu désires toi-même être bouffonne !

— Tu ne comprends rien du tout, me répliqua-t-elle.

Nous en restâmes là.

À cette fête de Narichkine, l’Impératrice annonça de bonnes nouvelles : la paix avec la Turquie était conclue. Cette nouvelle lui avait été apportée par le premier major Sokolof. Narichkine avait invité ce Sokolof à la fête sur l’ordre de l’Impératrice.

Or, ce premier major Sokolof était tout fait déplacé dans la haute société et personne des gens de qualité ne le connaissait.

Arrivé chez Narichkine, il se sentit si dépaysé qu’il fut sur le point de prendre la fuite. Il s’adossa à une fenêtre en se disant : Devrai-je longtemps endurer cette torture ?

Nastenka, ayant remarqué l’embarras de Sokolof, s’approcha de lui et le questionna sur les us et coutumes des pays où il avait fait la guerre...

Le major, ébloui de sa beauté, s’éprit d’elle sur-le-champ.

Ils causaient ainsi à l’écart, lorsque tout à coup il se fit une rumeur parmi les invités, la foule s’agita. Narichkine et sa femme se précipitèrent sur le perron, Galouppy frappa de sa baguette, et la musique joua une polonaise : l’Impératrice venait d’arriver...

Sokolof offrit le bras à Nastenka, et, après la polonaise, il fut accosté par le prince Orlof qui était arrivé avec l’Impératrice.

— Ah ! Bah ! bah ! dit-il. Comment vas-tu, Sokolenko, par quel hasard te trouves-tu ici ?

Sokolof fit un profond salut et rapporta au prince qu’il avait été envoyé de l’armée avec la nouvelle de la conclusion de la paix.

— Je suis vraiment ravi de te trouver ici et de te voir en bonne santé, lui dit le prince, et il l’embrassa... Viens donc nous voir, mon camarade, ne l’oublie pas, Sokolenko...

Aussitôt on s’empressa près de Sokolof. Chacun tenait à faire sa connaissance.

L’Impératrice ayant remarqué l’affabilité du prince pour Sokolof lui demanda où il l’avait connu.

— C’est un des nôtres, il était à Kœnigsberg. Pendant la campagne de Prusse, nous occupions le même logement. C’est un vieil ami.

C’était par affection que le prince appelait le major Sokolenko. Il avait l’habitude de donner aux Russes des surnoms petits russiens et aux Petits Russiens des surnoms russes. Le prince observa que Sokolof ne perdait pas des yeux Nastenka.

— Te serais-tu enflammé ? lui demanda-t-il.

Le major garda le silence, mais son visage s’empourpra.

— Elle est certes plus gentille que la Lotchen, dit le prince. Te souviens-tu de cette Lotchen ?...

Sokolof était tout à fait désorienté. N’étant pas au courant de l’étiquette de la cour, il ne savait que répondre à ces aimables paroles. Il se perdait en conjectures...

— Elle a une bonne dot : quinze cents âmes, continuait le prince, et elle a tant d’esprit qu’elle rendrait des points aux professeurs de Kœnigsberg ?... En veux-tu ?

Le major se taisait toujours.

— Attends, lui dit le prince, je te présenterai à son père.

Et prenant Sokolof par le bras, il l’amena vers Borovkof auquel il dit :

— Voici, Excellence, mon meilleur ami, mon camarade intime, Anton Wassilitch Sokolenko... Faites-moi le plaisir de l’honorer de votre amitié.

Ils lièrent connaissance.

Ce n’était pas une bagatelle : le prince Orlof lui-même les avait mis en rapport.

Le lendemain, le major fit une visite aux Borovkof à leur campagne.

Il revint deux jours après.

Ses visites devinrent de plus en plus fréquentes. Cela dura ainsi deux semaines.

Un beau jour, Borovkof reçut un ordre de se présenter à l’Impératrice à Tzarskoe-Selo.

Quand il revint chez lui, il était plus pâle que la mort. Il se rendit dans la chambre de sa femme malade... Nastenka y fut aussitôt mandée.

— Sais-tu, mon amour, dit Piotre Andreitch, pourquoi l’Impératrice a daigné me mander ?

Nastenka garda le silence, mais pâlit affreusement. Son cœur pressentait un malheur.

— Elle désire te marier.

— Avec qui ? demanda Nastenka.

— Avec Sokolof, ce major qui a apporté de Turquie la nouvelle de la paix.

Nastenka se taisait.

— Il paraît que c’est un excellent homme. Il est lié d’amitié avec le prince Orlof lui-même, et notre mère notre souveraine l’honore de sa faveur...

Nastenka ne proféra pas un mot.

— Lorsque je fus admis en la présence de l’Impératrice, elle daigna me dire : « Je recherche ta fille en mariage, Piotre Andreitch. Tu as la marchandise, moi, j’ai l’acheteur. » Je répondis par un salut, elle m’accorda sa main à baiser et m’ordonna de m’asseoir. « Tu connais, dit-elle, le premier major Sokolof qui a apporté la nouvelle de la paix. C’est un excellent homme. Le prince Orlof le connaît intimement et en dit beaucoup de bien. » Je me taisais... L’Impératrice, en souriant, me tendit encore une fois la main. Je fis le baise-mains, et Sa Majesté, en me congédiant me dit : « Il m’arrive pour la première fois d’être l’intermédiaire d’un mariage. Piotre Andreitch, ne me fais pas affront. »

Pourtant, j’ai balbutié : « Mais ce n’est pas moi qui doit vivre avec lui. Que ma fille décide elle-même ! » Alors, elle m’a répliqué : « Dis-lui de ma part que je l’aime bien et que je lui conseille de se rendre à ma prière. »

Nastenka ne dit rien. Elle se tenait immobile, fixant des yeux la fenêtre. Puis elle se retourna, se signa, et dit à son père, d’une voix ferme :

— Rapportez à l’Impératrice que son ordre impérial sera exécuté.

La maison fut bientôt sens dessus dessous : on apprêtait le trousseau.

Du matin au soir, les demoiselles et les filles de chambre travaillaient et chantaient des chansons de noce.

Le fiancé fit ses preuves avant le mariage. Un soir, étant pris de vin, il imagina de représenter à l’aide de la vaisselle la prise de Silestrie par Roumiantzef et en sortant de table, il rossa le valet de chambre de Piotre Andreitch.

La cérémonie nuptiale eut lieu au palais. J’étais dans le cortège et l’Impératrice, mon pigeonneau, daigna m’entretenir... Je fus bien heureuse de cette faveur...

De quelles splendides parures elle fit présent à Nastenka : de beaux diamants de la plus belle eau et d’une émeraude plus grosse qu’une cerise, bien plus grosse.

Une semaine après le mariage, Sokolof fut nommé voyévode dans une ville de Sibérie, Kalivane.

Avec les premières neiges, Nastenka prit le chemin de la Sibérie.

Ce n’étaient ni le prince Orlof ni Narichkine qui avaient bâclé ce mariage et fait des démarches pour qu’un poste en Sibérie fût confié à Sokolof ; c’étaient ceux qui craignaient la méchante langue de Nastenka. Cela se sut plus tard... Voilà !...

 

 

 

FIN

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 27 novembre 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Banlieue de Pétersbourg.

[2] Tchourlama fut brûlé au mois de mai 1736.

[3] Révolutionnaires russes du début de ce siècle.

[4] Chef de la chancellerie secrète.

[5] Au XVIIIe siècle on disait s’éventer au lieu de faire la cour. L’éventail, ainsi que les mouches collées au visage, jouait un rôle important dans les aventures galantes et faisait l’objet de toute une science.

[6] Bourg allemand de Moscou.

[7] Maus fut l’amant de Catherine I, femme de Pierre-le-Grand.

[8] Fraulein, demoiselles.

[9] Ancien maître de ballet, entrepreneur de bals masqués fréquentés par la haute société.

[10] Vies des Saints.

[11] La princesse Catherine Dolgorouky était la première directrice du couvent de Smolnoi, établissement d’éducation pour les jeunes filles nobles. De Lapoune était son adjointe.

[12] Confidente de l’Impératrice.